par Pascal Engel, directeur d’études à l’EHESS, et Claudine Tiercelin, professeur au Collège de France. 22 novembre 2015
"Parmi les causes de nos malheurs, on dénonce souvent le vide qui affecterait les valeurs de la démocratie, au premier rang desquelles, la liberté, l’égalité et la fraternité, qui figurent au fronton de notre République. Du moins quand ces termes ne passent pas purement et simplement pour des monstres issus du colonialisme. Ce seraient des formules creuses, abstraites, formelles, et le gouffre qui séparerait ces valeurs soi-disant universelles des aspirations individuelles et concrètes d’une partie de la jeunesse serait la source même de sa révolte, voire la cause indirecte du terrorisme.
On manque, dit-on, de sens, et c’est pour en trouver que les jeunes musulmans, notamment, se radicalisent et vont chercher dans l’Orient désert un remède à leur ennui. Le vrai remède résiderait dans plus de spiritualité, c’est-à-dire dans une prise de conscience de ce qui « en l’homme passe l’homme » : plus de transcendance, plus de divin.
Cet air est entonné tant par des penseurs qui, tel Abdennour Bidar, se revendiquent d’un islam mieux compris, que par des philosophes d’inspiration chrétienne, tel Pierre Manent. Le sens ne pourrait s’incarner que dans la religion, le fanatisme ne se guérir qu’avec un supplément d’âme, voire par une alliance de la mosquée et de l’église.
Mais pourquoi « spirituel » serait-il synonyme de « religieux », et au nom de quoi les religions auraient-elles le monopole du sens ? N’y a-t-il pas différentes manières de donner à sa vie du sens ou d’en trouver dans ses entreprises sans passer par la foi ?
Il est faux que les valeurs associées depuis l’époque des Lumières à la République soient vides. Justice, égalité, fraternité, vérité, raison sont des idéaux substantiels qui portent tout autant de sens et de transcendance que ceux censés leur servir de substitut spirituel. Dans un livre prophétique écrit au temps des capitulations munichoises et paru en 1941, La grande épreuve des démocraties (Editions MF), Julien Benda disait : « Dans l’ordre spirituel, la caractéristique de la démocratie est de tenir pour souveraines certaines valeurs absolues, c’est-à-dire conçues comme indépendantes de toute condition de temps ou de lieu et supérieures à tout intérêt, individuel ou collectif ; valeurs dont les types principaux sont la justice, la vérité, la raison. »
Pourquoi ne croit-on plus à l’idéal démocratique ainsi exprimé ? Parce que ces valeurs ne sont pas universelles et que bien des peuples les refusent ? Mais depuis quand le fait qu’on ne reconnaisse pas l’existence de quelque chose montre-t-il que cette chose n’existe pas ? Certes, on n’a jamais « vu » ces valeurs, et elles ne courent pas les rues. Cela les rend-il moins réelles ? On n’y croit plus, nous dit-on, parce qu’elles se contredisent.
La liberté s’opposerait à l’équité, et la vérité serait incompatible tant avec le pluralisme démocratique qu’avec la règle de majorité : si l’on veut respecter toutes les opinions, il faut se contenter d’admettre qu’elles soient à la rigueur rationnelles, mais non pas vraies ou fausses. Mais le pluralisme justifie-t-il qu’on doive renoncer à l’exigence de vérité ? Il y a un moment où, quel que soit le respect qu’il faut avoir de l’opinion d’autrui, on doit pouvoir lui dire qu’il a tort. Faut-il rappeler que les droits de l’individu s’arrêtent là où commencent ceux d’autrui ?
Que ces valeurs soient absolues ne signifie pas qu’on doive ignorer leur inscription dans les réalités du lieu et du moment, mais simplement qu’elles ne sont pas négociables, même quand la réalité ne leur est pas conforme : il y a de la justice et de la vérité en deçà des Pyrénées et au-delà. Que ces valeurs soient abstraites ne signifie pas qu’elles ne puissent pas être concrètes. Les nombres aussi sont abstraits. Cela nous empêche-t-il de compter ? A quoi bon maintenir principes et idéaux, dira-t-on, si ceux-ci ne sont jamais réalisés ? Mais les gens qui se révoltent par manque de justice et d’égalité se révoltent-ils au nom de fictions ?
Le vol et le mensonge ont-ils jamais été la preuve que l’honnêteté et la vérité soient impossibles ? Que les fanatiques se réclament d’une vérité religieuse implique-t-il que la notion même de vérité soit obsolète ? Que l’on ait affaire à des fous ne doit pas nous conduire à tenir leurs objectifs, aussi irrationnels soient-ils, pour incompréhensibles. Cela impose au contraire l’analyse de la logique qui est la leur et des mécanismes qui la sous-tendent. Daech n’est pas Godzilla ou King Kong.
Proclamer que certaines valeurs sont réelles et absolues, n’est-ce pas répondre aux abus de la religion par un substitut de religion ? Accorder aux tenants d’une vérité religieuse – y compris aux fanatiques – leur principe même, c’est oublier que si la vérité est bien une valeur de la démocratie, on ne peut parler de « vérités » religieuses qu’en un sens métaphorique.
Malheureusement des valeurs comme celles de vérité et de justice sont réduites à de simples symboles ou à des manifestations émotionnelles, aussi légitimes soient-elles. Comprendre le sens de ces valeurs vitales exige plus qu’allumer des bougies, brandir le drapeau tricolore ou jouer sur le lacrymal au chant de La Marseillaise. Les deux peuvent aller de pair, mais il importe bien plus d’accorder à tous par principe la faculté de raisonner que d’exploiter celle de commisération. Tous les moyens existent, dans notre arsenal spirituel, pour expliquer, comprendre, et résister."
Lire "Non, les valeurs de la démocratie ne sont pas vides !".
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