Nadia Geerts

Nadia Geerts "L’idéologie woke ou l’assignation victimaire" (N. Geerts, 25 mars 21)

Nadia Geerts, enseignante, essayiste, Prix International de la Laïcité 2019. 4 mai 2021

[Les échos des initiatives proches sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

A paraître : Nadia Geerts, Et toujours ce fichu voile ! Nouvel argumentaire laïque, féministe et anti-raciste, éd. Luc Pire, mai 2021, 176 p., 18 e.

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"Ces derniers mois, l’idéologie « woke », encore quasiment inconnue hier, est devenue un phénomène que nombre d’observateurs étudient à la loupe, souvent avec perplexité, désarroi et inquiétude d’ailleurs. Une chose, en particulier, mérite d’être pointée, à savoir la centralité du sujet en tant que « premier concerné » donc « seul véritablement légitime » pour traiter d’un sujet particulier.

Ainsi, il faudrait être femme pour savoir ce que signifie être une femme, ce qui me paraît assez évident, mais qui entraîne pour les « woke » des conséquences plus discutables : ainsi, puisque seule une femme « sait » ce que c’est qu’être une femme, une parole masculine sur un sujet « féminin » ne saurait être que, au mieux, une parole d’ « allié », au pire, une parole d’oppresseur complice. Être homme, en d’autres termes, imposerait nécessairement un pas de côté consistant à reconnaître, d’abord et avant tout, qu’on ne sait pas réellement de quoi on parle, puisqu’on n’est pas soi-même femme, et que sa parole ne peut donc être qu’une parole d’appui à celle que les femmes auront jugée pertinente.

Et c’est là que les problèmes commencent. Car en réalité, « les femmes », ça n’existe pas. Et le raisonnement vaut évidemment aussi pour les Juifs, les musulmans, les « personnes racisées » (terme abominable sur lequel je reviendrai un autre jour) les homosexuels, ou toute autre catégorie généralement considérée comme victime de discriminations.

Prenons une catégorie qui fait l’objet de bien des attentions : celle de « femme racisée ». Il faudrait, à en croire les « woke » - qui sont, comme leur nom l’indique, particulièrement « éveillés » en ce qui concerne les rapports de domination qui traversent nos sociétés blanches, patriarcales, hétéronormées et néo-colonialistes -, écouter leur « ressenti » et, plus encore, reconnaître a priori la légitimité de leur parole.

Malheureusement pour les woke, il n’existe pas de parole unique de « femme racisée ». Entre le discours d’une Rokhaya Diallo et celui d’une Tania De Montaigne, pour ne citer que ces deux-là, il y a bien plus de différences qu’entre le discours de la première et celui d’Edwy Plenel, ou entre le discours de la seconde et celui de Caroline Fourest. Or, seul le discours de la première est acceptable aux yeux des « woke », qui démontrent par là que, contrairement à ce qu’ils prétendent eux-mêmes, le contenu du discours est plus important que l’identité de celui qui le porte. On pardonne plus volontiers à Plenel, malgré son sexe et sa couleur de peau, qu’à De Montaigne, parce que le discours de Plenel est un discours d’ « allié ». Or, comment pourrait-on sérieusement prétendre que Tania de Montaigne n’a rien à dire sur ce que signifie être une femme noire, tandis que l’homme blanc qu’est Edwy Plenel l’aurait compris ?

Mais non. Le discours de Tania De Montaigne est bien trop universaliste, jugez plutôt : « À partir du moment où vous utilisez (le concept d’interculturalité) pour dire que seuls les noirs peuvent parler des problèmes des noirs, les femmes comprendre les femmes, les handicapés défendre les handicapés, vous offrez un superbe prétexte au reste de la société pour se désengager. Je ne suis pas le sujet du problème, je vous laisse régler ça entre vous. C’est le meilleur moyen pour que rien n’avance. Alors que toute rupture d’égalité concerne tous les citoyens. Nous sommes tous légitimes pour agir. ».

En réalité, la seule intersection que promeut la grille de lecture woke, c’est celle qui peut exister entre un profil – celui d’un présumé opprimé – et un discours – qui confirme ce profil d’opprimé. Ce que ce discours produit et promeut, c’est de l’assignation victimaire, ni plus ni moins. Et celui ou celle qui cesserait d’être une victime de l’oppression – par exemple en faisant profession de la dénonciation médiatique de l’oppression qu’il dit subir – n’a qu’une seule issue : celle de se présenter comme l’exception qui confirme la règle, et de se muer en porte-parole des opprimés qu’il représente désormais. Pas question qu’il témoigne qu’il est possible de s’en sortir, de surmonter les obstacles réels, voire d’en relativiser certains, sous peine d’être accusé de haute trahison.

Ce raisonnement a pour nom « idéologie ». La théorie étant pré-construite, il ne reste plus qu’à y faire entrer les faits, quitte à tordre ceux qui n’y entrent pas tout-à-fait spontanément et à refuser de voir ceux qui, décidément, viennent contredire la précieuse théorie."

Lire "L’idéologie woke ou l’assignation victimaire".


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