Natacha Polony, journaliste, essayiste, directrice de la rédaction de "Marianne", fondatrice de polony.tv 6 mars 2019
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Bien sûr, ils étaient des milliers à manifester contre l’antisémitisme ce mardi. Cela suffira-t-il à nous rassurer, à nous convaincre que le climat qui s’installe en France, non depuis l’automne, mais depuis des années, n’imposera pas ses vapeurs suffocantes à l’ensemble de la nation ? On attend le sursaut qui doit venir des politiques. A sa place, nous n’avons pour l’instant que de grandes déclarations dont le lyrisme masque difficilement les arrière-pensées.
Une fois la manifestation dispersée, reprendra dans le silence l’exode intérieur des Français de confession juive fuyant des quartiers où l’Etat leur dit ne plus pouvoir assurer leur sécurité. Et rien ne rachètera le silence plus terrible encore qui suivit ce 19 mars 2012, où des enfants juifs, un petit de 3 ans avec sa tétine dans la bouche, une fillette de 8 ans attrapée par les cheveux, furent massacrés par celui qui se révéla un islamiste et non le néonazi que certains imaginaient.
La dignité extrême dont a fait preuve Alain Finkielkraut après son agression doit nous rappeler une chose : les emballements médiatiques ne sont d’aucune utilité dans la lutte contre l’antisémitisme, qui réclame avant tout de la lucidité et le courage de nommer. En l’occurrence, le philosophe lui-même a refusé de réduire le mouvement des « gilets jaunes » à ce visage que lui ont donné quelques hommes vociférant leur haine du « sioniste » et leur conviction que « Dieu » le « punira » pendant que d’autres, autour, se taisaient. L’auteur de la Défaite de la pensée, livre magistral, n’a pas une seconde minimisé les manifestations d’antisémitisme qui ont gangrené le mouvement dès les premières semaines. Les « quenelles » de certains, les parades de Dieudonné, ont été montrées et dénoncées d’emblée. Mais Alain Finkielkraut n’en a pas pour autant renié son analyse première sur ce surgissement, dans toutes les provinces, de citoyens que tout concourt, depuis des décennies, à rendre invisibles. Et c’est un homme portant un gilet jaune qui l’a exfiltré de ce qui aurait pu tourner au lynchage.
Certains commentateurs, pourtant, se saisissent de ces ignobles épisodes pour fustiger un mouvement qui, dès l’origine, dénonçait « de façon obsessionnelle » les élites, la finance, les riches… On sait où cela mène… Mais voilà bien la complexité de la situation. Les grands mouvements de désindustrialisation, de recul de l’Etat et de paupérisation des classes moyennes, qui sont la conséquence de la dérégulation et de la financiarisation du capitalisme, font naître le désespoir et la colère. De ce désespoir, de cette colère, découle un mouvement de révolte aux aspects multiformes. Mais l’histoire nous prouve que, dans tout mouvement de ce genre, le ressentiment et la frustration, passions les plus basses, font ressurgir les fantasmes et les boucs émissaires.
Faut-il, face à cela, donner l’impression que toute critique du système financier débouche sur de l’antisémitisme ? Cela s’appelle jouer avec le feu. L’apaisement, au contraire, ne peut venir que d’un travail de distinction et d’éducation. On a vu par exemple surgir chez nombre de « gilets jaunes » une critique – assez improbable – de la loi de 1973, qui oblige l’Etat à se financer sur les marchés plutôt qu’auprès de sa banque centrale. Certains veulent y voir la matrice de notre endettement. Excessif ? Peut-être, mais pas condamnable. Cette critique doit pouvoir être menée. Michel Rocard lui-même, à la fin de sa vie, l’exprimait. En revanche, entendre certains rebaptiser cette loi portée par Valéry Giscard d’Estaing « loi Pompidou-Rotschild » fait frémir. Tel est le message : pour la survie même de notre nation dans ce qu’elle a de plus humaniste, il est impératif de ne pas laisser aux antisémites et aux fourriers de la haine le monopole de la critique, et même de la révolte.
Pour autant, la façon dont la haine s’est greffée sur le mouvement, au fur et à mesure qu’en partaient les manifestants des premiers jours, nous raconte l’état de la France. Tandis que nombre de commentateurs dissertent sur l’extrême droite ou l’extrême gauche, nous voyons sous nos yeux la banalisation d’un discours mêlant la bêtise crasse et l’idéologie rampante. Notre sondage sur l’ancrage des préjugés antisémites montre d’ailleurs un clivage générationnel qui devrait nous alarmer.
« Défaite de la pensée », écrivait Alain Finkielkraut en dénonçant la destruction de l’école. La jonction entre les publics de Soral et de Dieudonné, sur fond d’islamisation des banlieues, est la rencontre du ressentiment, de l’obscurantisme, et du déni quand il s’agit de nier la dimension antisémite de la fameuse « quenelle ». Telle est hélas la force de Dieudonné que d’avoir fait croire à nombre d’abrutis que son geste de ralliement n’était qu’un symbole « antisystème », presque une forme de révolte sociale. Voilà des années qu’il mène sa conquête sur les réseaux sociaux, comme les islamistes, comme les soraliens. Face à eux, quelles armes pour la démocratie ? Les yeux grands ouverts quand les supposés damnés de la terre se transforment en bourreaux. La raison et le langage, en particulier à l’école, quand la haine se nourrit de l’obscurantisme qui prospère à l’ombre des réformes scolaires. Mais aussi la certitude que c’est en combattant l’injustice sociale, en revivifiant la promesse républicaine, qu’on évite la propagation de la gangrène."
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