Revue de presse

N. Polony : "Abdelwahab Meddeb : le poète qui faisait taire les fanatiques" (lefigaro.fr , 7 nov. 14)

10 novembre 2014

"Il est des voix qui, lorsqu’elles s’éteignent, emportent bien plus que la chaleur d’un être, son histoire et ses liens innombrables. Il est des voix qui emportent avec elles la lumière qu’elles avaient fait naître, celle de l’espérance. Abdelwahab Meddeb n’est pas seulement la voix qui, sur les ondes de France Culture, dans son émission « Cultures d’Islam », faisait entendre depuis des années avec la méticulosité précieuse de l’érudit et la fougue émue du passionné la richesse de la civilisation arabo-musulmane.

Il était celui qui, à travers ses textes, ses tribunes, ses interventions, ébranlait inlassablement les certitudes de ceux qui veulent confondre, pour le revendiquer ou le dénoncer, l’islam et l’islamisme.

Jusqu’à son dernier souffle, jusqu’à la dernière heure, Abdelwahab Meddeb a poursuivi ce travail à la fois d’exploration et de mise au jour.

C’est après le 11 septembre 2001 qu’il ouvrit le cycle de ses réflexions sur la « maladie de l’islam », sur cette perversion du religieux qui conduit à la violence et à la barbarie. Avec toute l’exigence de celui qui s’attache à la langue et à ses mots, il explora ce qui, dans la lettre et la tradition du Coran, pouvaient prédisposer à la lecture intégriste. Il dénonça les « semi-lettrés » qui s’autorisaient à toucher à la lettre pour mieux refuser à l’islam sa polyphonie.

Mais il s’interrogea aussi sur les éléments externes qui favorisaient le développement de la maladie. Lui, le Franco-Tunisien que portait sa « double généalogie », il voyait dans le glissement de l’occidentalisation à l’américanisation du monde un des facteurs du déferlement de la violence. Car le principe de l’occidentalisation reposait sur l’universalisme hérité des Lumières : dans ce processus, « il nous semblait nécessaire de procéder à la transmutation de nos valeurs si nous voulions jouir des conditions du siècle », écrivait-il.

Au contraire, l’américanisation « vous propose la technique et n’exige pas de vous la réforme de l’âme. Vous pouvez rester qui vous êtes et jouir de la technique ». Ce que font à merveille aussi bien les terroristes du 11 Septembre que ceux de l’État islamique, amateurs de drones et de réseaux sociaux.

Jusqu’à son dernier souffle, jusqu’à la dernière heure, Abdelwahab Meddeb a poursuivi ce travail à la fois d’exploration et de mise au jour. Sa dernière tribune, publiée dans Le Monde le 9 octobre, fut pour enjoindre les musulmans à refuser l’annexion de l’islam par ceux qui prétendaient agir en son nom. Et pour cela, il proposait, lui, l’infatigable éditeur des auteurs classiques arabes et persans, de se tourner vers le soufisme, cette version spirituelle et pluraliste de l’islam. « Le soufisme, écrivait-il, pense la croyance hors de la fiction du paradis et de l’enfer. (...) Il a depuis toujours joué un rôle pratique, de structuration sociale, par la transmission d’une morale digne qui ouvre sur la métaphysique, sur l’envol de l’esprit sans pourtant dénouer le lien social. Le moteur en est l’éthique du don et de l’altérité. »

Abdelwahab Meddeb se définissait lui-même comme « errant et polygraphe », parce que, dans cet exil du poète sur la terre après le silence de Dieu, il avait fait de l’errance et du langage la seule patrie. Parce que face à la haine et à la bêtise, il avait fait de ce chant d’amour et de beauté la puissance suprême.

Mais son dernier livre [1], paru ces jours-ci, Portrait du poète en soufi, nous rappelle que c’est par son œuvre poétique qu’Abdelwahab Meddeb apportait le plus fabuleux démenti à tous les tenants d’un islam univoque. Parce que c’est dans le chant poétique pensé comme une quête mystique qu’il retrouvait la tradition de l’amour fou, lieu de rencontre, parmi d’autres, des voix d’Orient et d’Occident, d’Ibn Arabi à Aragon, et de Dante aux Mille et Une Nuits. L’Amour fou s’incarnant dans la figure féminine, Aya, apparition théophanique chantée dans toute sa sensualité comme un don de Dieu et la chance d’accéder à l’altérité du féminin.

Abdelwahab Meddeb se définissait lui-même comme « errant et polygraphe », parce que, dans cet exil du poète sur la terre après le silence de Dieu, il avait fait de l’errance et du langage la seule patrie. Parce que face à la haine et à la bêtise, il avait fait de ce chant d’amour et de beauté la puissance suprême.

Ses yeux bleus ne réchaufferont plus l’âme de tous ceux qui refusent le choc des civilisations. Un de ces phares que célébrait Baudelaire n’éclairera plus notre chemin. Un cancer l’a emporté, comme une métaphore de ce mal qui ronge le monde. Mais il n’aura pas perdu son combat si nous continuons, musulmans et non-musulmans, à refuser le simplisme et le rejet de l’autre, à opposer aux ignorants et aux fanatiques la force de la culture et de la poésie. Si nous continuons à communier dans la beauté de ses mots : « Je te retrouverai peut-être un jour/parmi les ombres que je croiserai/et je dirai salut à toi/qui débordes d’offrandes/errant sur la voie franche. »"

Lire "Abdelwahab Meddeb : le poète qui faisait taire les fanatiques".

[1Portrait du poète en soufi, Belin, 2014.


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