Nathalie Heinich, sociologue, auteur de "Des valeurs, une approche sociologique" (Gallimard). 10 août 2017
"Qu’est-ce qu’une valeur ? Vivons-nous à une époque relativiste ? Lauréate du prix Pétrarque pour son livre "Des valeurs, une approche sociologique", Nathalie Heinich a accordé un entretien-fleuve au "Figaro", où elle défend une conception de la sociologie délivrée de l’héritage bourdieusien, devenu un mantra idéologique.
FIGAROVOX.- Vous consacrez un essai roboratif à la notion de « valeur ». « Peu de termes sont aussi polysémiques que le mot valeur », écrivez-vous, remarquant que le terme est employé aussi bien en économie qu’en mathématiques et en politique. Comment définir la notion de « valeur » ?
Nathalie HEINICH.- J’ai tenté de comprendre ce que les gens entendent lorsqu’ils parlent de « valeur » ou de « valeurs », et j’ai mis en évidence trois sens assez différents. Le premier sens, au singulier (« la valeur »), renvoie à la grandeur, à l’importance, au mérite d’une chose, d’une personne, d’une action, d’un état du monde : ce que cela « vaut », quel « prix » on peut lui accorder - et « la valeur » est d’ailleurs souvent confondue avec le prix au sens monétaire, notamment dans l’approche économique de la notion de valeur, très riche mais réductrice au regard de ses usages effectifs.
Le second sens peut s’employer au singulier comme au pluriel : « une » valeur », « les » valeurs ». On qualifie ainsi un objet doté « de » valeur au premier sens, c’est-à-dire valorisé : soit un objet concret (un actif boursier, un bijou, une montre de prix…), soit un objet abstrait (la paix, le travail, la démocratie…). En ce sens, une valeur équivaut à ce qu’on appelle un « bien », autrement dit le produit d’une valorisation.
Le troisième sens, lui aussi utilisable au pluriel comme au singulier, c’est le principe au nom duquel de « la » valeur (au premier sens) est attribué à ce qui devient ainsi « une » valeur (au deuxième sens) : par exemple la valeur de bonté, la valeur de beauté, la valeur d’authenticité, etc. Ce sont ces principes de valorisation ou de dévalorisation (autrement dit ces « principes axiologiques »). Dans ce livre, je me concentre particulièrement sur ce troisième sens, qui a été très peu étudié.
Comment expliquer l’omniprésence du mot « valeur » dans le débat public ?
Lorsqu’on parle aujourd’hui de « valeurs » dans le domaine politique, c’est de façon souvent ambiguë entre deuxième et troisième sens : soit les biens abstraits qu’il s’agit de défendre (la famille, le travail, la patrie, aussi bien que la liberté, la solidarité, l’égalité), soit les principes au nom desquels on valorise ces biens (la fidélité, la moralité, l’équité…). Le passage de l’un à l’autre sens dépend des contextes dans lesquels sont produites les évaluations.
Quoi qu’il en soit, l’invocation récurrente des « valeurs », qu’il s’agisse de biens ou de principes, s’explique par le fait que les institutions qui ont longtemps porté ces représentations collectives de ce à quoi l’on doit tenir - notamment l’Église, l’Éducation nationale, voire l’institution familiale - ont perdu beaucoup de leur force dans les dernières générations. Dès lors, ce qui allait de soi auparavant ne bénéficie plus de ce caractère d’évidence, et demande à être explicité, rappelé, réaffirmé : la « boîte noire » des valeurs s’est ouverte avec le délitement de la confiance dans ces institutions. D’où leur montée en visibilité dans l’espace public et, notamment, dans le domaine politique. Depuis mai 68, il y a eu une affirmation continue de la liberté individuelle contre le poids des institutions. Cela aboutit aujourd’hui à ce que Bourdieu appelait un « effet d’hystérésis », un décalage entre une disposition, individuelle ou collective, et un contexte social qui a changé : on continue à faire comme s’il fallait se battre pour davantage de liberté individuelle alors que celle-ci a été largement obtenue, et que ce sont plutôt ses effets pervers qui posent aujourd’hui problème.
La référence aux « valeurs » est très prégnante aujourd’hui à droite, où l’on évoque une « droite des valeurs » qui serait plus radicale et opposée à une droite plus libérale. Pourquoi ce mot est-il de plus en plus utilisé à droite ?
Lorsqu’on écoute bien ce qui se dit à gauche, les valeurs y sont tout aussi présentes qu’à droite : par exemple l’égalité, la solidarité ou encore, en d’autres temps, la patrie (valeur révolutionnaire), le mérite (valeur démocratique), le travail (valeur prolétarienne), la laïcité (valeur radicaliste). Mais le terme de « valeurs » y est aujourd’hui suspect car assimilé à la droite.
Aujourd’hui, la montée en puissance d’une gauche individualiste, systématiquement anti-État et anti-institutions, considérant qu’il est normal de donner libre cours aux fantasmes de toute-puissance et convaincue que tout désir doit faire loi tend à décrédibiliser la problématique des valeurs en la renvoyant à une sensibilité politique « réactionnaire ». Heureusement, toute la gauche ne se réduit pas à cette conception que je trouve, pour ma part, profondément ignorante de ce qui fait le fondement même de la sociologie (les nécessités du vivre-ensemble), politiquement dangereuse, et psychiquement infantilisante.
Vous analysez la formation des jugements de valeurs dans nos sociétés libérales. Quelles sont les valeurs les plus partagées actuellement (les plus « tendance ») ? Ont-elles beaucoup changé par rapport à d’autres périodes ?
Tout ce que l’on peut avancer sans risquer de dire trop de bêtises, c’est qu’il existe des mutations générationnelles dans le système des valeurs, avec des évolutions de longue durée, qui rendent, par exemple, relativement « normale » aujourd’hui la revendication de liberté individuelle, notamment en matière de sexualité. Certaines valeurs sont en net déclin, comme la décence, d’autres mutent, comme la valeur d’honneur, qui est passé du duel viril à la « réputation » sur les réseaux sociaux. Mais à ce niveau de généralité, l’on ne dit guère que des banalités. Je préfère aller voir de près ce qui se passe dans des domaines bien définis : par exemple l’art contemporain, où les valeurs de jeu, de sens et de singularité ont supplanté la valeur d’authenticité, qui a été fondamentale dans l’art moderne, et la valeur de beauté, qui l’était dans l’art classique (comme je le montre dans Le Paradigme de l’art contemporain) ; ou encore le patrimoine culturel, où les valeurs de sens et d’authenticité sont devenues prépondérantes, relativisant la valeur d’ancienneté et reléguant à l’arrière-plan la valeur de beauté (comme je le montre dans La Fabrique du patrimoine).
Vous mettez en garde contre la « La tentation normative des sociologues ». Quelle est selon vous la vocation de la sociologie ?
C’est l’objet d’un débat aujourd’hui dans la sociologie, notamment française - ou du moins ça devrait l’être, si les tenants de l’une et l’autre positions se parlaient, ce qui n’est guère le cas. D’un côté, il y a les partisans d’une sociologie engagée, une sociologie « sport de combat », selon l’expression de Pierre Bourdieu, une « sociologie critique » qui tend à se confondre avec le militantisme, et considère que la sociologie « ne mériterait pas une heure de peine », comme disait Emile Durkheim, si elle ne devait avoir qu’un but purement spéculatif. De l’autre, il y a ceux - dont je suis - pour qui la production de savoir, de connaissances, vaut toutes les peines, et qui considèrent avec Max Weber que le chercheur et l’enseignant doivent distinguer clairement entre leurs opinions personnelles et les résultats de leurs travaux de recherche, de façon à laisser les premières à l’entrée des salles de cours et à l’écart des publications scientifiques. Cette position est d’ailleurs celle des institutions académiques - université, CNRS, organismes de recherche… - puisqu’elles salarient leurs chercheurs non pour défendre des positions politiques mais pour produire et transmettre du savoir.
Le problème est que cette conception, disons « autonome », de la sociologie est devenue, pour certains chercheurs (et notamment dans la dernière génération, très marquée par un bourdieusisme qui ne connaît de l’œuvre du maître que les productions médiocres des dix dernières années), synonyme de lâcheté et de mensonge - nous sommes accusés de faire du « scientisme », ou de dissimuler nos opinions derrière de « soi-disant » faits scientifiques. C’était d’ailleurs toute la difficulté de mon livre sur les valeurs : parvenir à tenir une description analytique des valeurs totalement détachée de toute prise de position normative - je ne prétends jamais dire s’il faut privilégier telle ou telle valeur, édicter quelles sont les « vraies » valeurs, etc... - alors que la demande en ce sens est très forte. En d’autres termes, je m’abstiens soigneusement de produire quoi que ce soit qui ressemble à de la « sociologie morale », pour m’en tenir à une sociologie « de » la morale et, plus généralement, du rapport aux valeurs.
On a l’impression aujourd’hui que la sociologie critique est devenue un outil politique au service d’une certaine gauche. Qu’en pensez-vous ?
Il a pu exister une sociologie de droite, qui insistait sur l’ordre et les institutions. Mais c’est vrai que depuis mai 68 et, ensuite, la montée en puissance de la sociologie bourdieusienne qui est devenue un dogme de la gauche radicale, Bourdieu, qui se vivait comme un marginal, est devenu plus qu’une référence : une sorte de totem, qui tend pour certains à résumer à lui seul toute la sociologie. Il existe bien d’autres courants, pas forcément de droite (je m’inscris pour ma part dans une conception de la sociologie détachée de tout engagement politique), mais ils ne sont guère connus que des sociologues - ou du moins des plus curieux d’entre eux. Moi qui, il y a quarante ans, étais totalement en phase avec la sociologie de Bourdieu, avec qui j’avais fait ma thèse, je me retrouve aujourd’hui à lutter contre son emprise, si dévoyée et caricaturée par certains de ses disciples qu’elle en est devenue un facteur d’abêtissement.
Vous déplorez que la sociologie contemporaine insiste davantage sur le conflit que sur le consensus et mette particulièrement en avant le concept de « domination symbolique » popularisé par Bourdieu. L’idée de « domination » plus large que celle « d’aliénation » n’est-elle pas devenue le prétexte de toutes les revendications les plus victimaires ?
Je suis pour une approche plurielle, qui sache mettre en évidence à la fois les effets de consensus et les effets de dissensus. Mais lorsque, comme c’est le cas aujourd’hui, une grande part de la sociologie se déporte vers cette seconde option, il peut être utile d’insister sur la première - et la problématique des valeurs en est une occasion parfaite, car au-delà des conflits de valeurs que j’analyse, il existe un répertoire commun de valeurs partagées, exactement comme nos façons différentes de parler n’empêchent nullement l’existence d’une langue commune.
Quant au concept de « domination », il peut bien sûr avoir sa pertinence sociologique - et Max Weber, l’un des plus grands sociologues, a fondé une grande partie de son œuvre sur l’analyse des différentes formes de domination, avec des résultats extrêmement éclairants. Mais lorsqu’il devient un mantra qu’on récite d’article en article et de livre en livre, ce n’est plus un concept heuristique - qui aide à comprendre - mais juste un slogan permettant de partager les troupes entre « nous » et « les autres ». Et lorsque, en outre, il est utilisé dans une visée militante, il tend à alimenter une culpabilisation plus ou moins explicite des « méchants » (les dominants, bien sûr), assortie d’une victimisation des « gentils » (les dominés), sans aucune contextualisation, aucune relativisation, aucune prise en compte de la façon dont les acteurs perçoivent les choses. Il devient alors un outil de règlements de comptes qui peut être dangereux, et aboutir à des absurdités ou à des injustices criantes - par exemple lorsqu’un historien ayant travaillé sur les traites intra-africaines est traîné en justice au motif qu’il tiendrait un discours colonialiste… [1] [...]
Vous affirmez également qu’il faut « en finir avec l’universalisme ». La caractéristique de nos sociétés libérales n’est-elle pas justement le relativisme, c’est-à-dire l’acceptation dans le débat public d’une irréductible polyphonie de valeurs ?
Le propre des valeurs, comme je le montre dans ce livre, est d’être à la fois contextuellement relatives (elles varient selon les époques et les cultures) et considérées par ceux qui les promeuvent comme universelles : lorsque j’affirme, par exemple, que le savoir est une valeur, je dis en même temps qu’il doit être considéré, par tout un chacun, comme quelque chose de positif, dont la validité n’a pas à être remise en question. Cela ne m’empêche pas d’être consciente que ce n’est pas le cas - notamment lorsque certains de mes collègues placent l’action militante au-dessus de la production de savoir -, mais peu importe : une valeur est une visée, pas un fait. L’universalité des valeurs relève donc d’une croyance ou d’un souhait, ce qui la rend parfaitement compatible - même si c’est apparemment contradictoire - avec ce fait qu’est leur relativité.
Ce que Weber nommait le « polythéisme des valeurs » n’est pas le propre des sociétés libérales, mais c’est vrai que cette pluralité des conceptions de « ce qui vaut » s’est accentuée dans les sociétés occidentales modernes, notamment avec la perte d’influence des religions, le « désenchantement » du monde, comme disait encore Weber. Ce n’est pas un problème tant que cette pluralité demeure conflictuelle, entraînant des débats sur ce qu’il convient de valoriser prioritairement. Le problème advient soit lorsqu’on prétend imposer par la force telle ou telle conception (c’est le cas dans les régimes autoritaires), ou bien, à l’opposé, lorsqu’on renonce à attribuer une quelconque validité aux jugements de valeur au prétexte que « tout se vaudrait » - c’est le relativisme « postmoderne » qui, sous couvert d’éviter tout effet de domination, aboutit tendanciellement à la déréliction de ces contraintes partagées que sont les valeurs, et qui nous lient tout en nous divisant.
Lors du « mariage pour Tous », on a assisté à une bataille très violente entre des systèmes de valeurs opposés. Comment avez-vous perçu ce moment ?
Cet épisode a été aussi emblématique qu’inattendu. Au-delà de la question de fond, technique ou juridique, se sont greffés des antagonismes irréconciliables, entre droite et gauche, valeurs familialistes et valeurs individualistes, conservatisme et progressisme. En outre, les partisans du mariage pour tous ont combiné deux des valeurs les plus cardinales de notre société : la liberté et l’égalité. Dans ces conditions, l’affrontement était impossible à dénouer : les implications techniques, juridiques, politiques, psycho-affectives, qui étaient très complexes, ne pouvaient plus se déplier sereinement et rationnellement dès lors qu’elles étaient surdéterminées par ces deux totems. Poser la moindre question, interroger la moindre conséquence, c’était immédiatement être « contre » l’égalité ou la liberté, donc être « réac », voire « homophobe ».
À l’époque, vous aviez écrit un article dans Le Débat intitulé « Extensions du domaine de l’égalité », où vous mettiez en garde contre les attendus implicites et les conséquences prévisibles d’une ouverture du mariage aux couples homosexuels. Pourquoi ?
J’étais sur des arguments dépassant largement la question spécifique de cette loi : les questions politiques, juridiques, psychologiques de cette réforme, qui font par ailleurs l’objet de réflexions approfondies chez les politistes, les juristes, les psychanalystes. Ce que je disais entre autres dans l’article, c’est qu’on a tort de considérer l’égalité comme une valeur en soi, pertinente dans n’importe quel contexte, alors qu’elle est plutôt un critère de l’équité : un critère parmi d’autres puisque, selon les contextes, le sentiment d’équité peut aussi s’obtenir par le critère du mérite, le critère de l’ordre, le critère du besoin, ou même, dans certains cas, le critère du hasard. Le critère d’égalité ne peut pas s’appliquer de la même façon aux droits civiques, aux droits civils ou aux droits sociaux. Pour ma part, si j’étais hostile au mariage homosexuel, ce n’était pas, comme une certaine droite catholique, au nom de la nature (qui ne peut pas fonder des règles sociales acceptables : si l’on s’en tenait à la nature en matière de filiation, les femmes devraient faire un enfant par an de quatorze à cinquante ans), mais au nom des nécessités symboliques et institutionnelles, qui font que nous ne sommes pas seulement des êtres de chair et de désir, mais aussi des êtres de sens, de noms propres, de généalogies - ce pourquoi l’on a institué, notamment, l’état-civil. Je crois - avec beaucoup d’autres - que la dualité de la filiation et la différence des sexes sont constitutives, symboliquement, de notre rapport au monde. Et cela n’a rien à voir avec un fondement naturel des valeurs.
Vous avez été qualifiée d’ « homophobe » et une pétition a même été lancée contre vous lorsque vous avez reçu le prix Pétrarque. Comment jugez-vous ce sectarisme ?
Pour une certaine gauche sectaire, empreinte de bourdieusisme mal digéré, les adversaires sont des ennemis, avec qui l’on ne doit même pas discuter. C’est dans la culture de l’extrême-gauche, à laquelle s’ajoute aujourd’hui une tendance à la censure de tout ce qui ne serait pas conforme à une certaine bien-pensance politique - une tendance qui nous vient des États-Unis, et qui est de plus en plus prégnante et inquiétante. Toute expression d’une opinion qui pourrait heurter les sentiments d’une communauté serait à bannir, et cet appel à la censure ne provient plus des États mais des milieux intellectuels. C’est très inquiétant. Il existe heureusement des conceptions plus libérales et plus intelligentes de la liberté d’expression, y compris à gauche. Il faut qu’elles se fassent entendre."
Lire "Nathalie Heinich : « La sociologie bourdieusienne est devenue un dogme de la gauche radicale »".
[1] Lire "Esclavage : retour à l’histoire" (E. Conan, Marianne, 2 mai 14) (note du CLR).
Voir aussi N. Heinich : "Pétrarque contre les ragots" (revuelimite.fr , 13 juil. 17), la rubrique Chasse aux “nouveaux réacs” (note du CLR).
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