Revue de presse

Mourir à quarante ans : la revue Le Débat (Le Débat, mai-août 20 ; nouvelobs.com , 29 août 20)

« Quarante ans, fin et suite », par Pierre Nora. 29 août 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"Quarante ans, fin et suite

Ce numéro, qui marque le quarantième anniversaire de la revue Le Débat, restera comme le dernier.

La décision collective d’arrêter une aventure à laquelle est profondément attachée la petite équipe qui y participe depuis le début peut surprendre. Elle est le fruit d’une réflexion qui a longuement mûri et les raisons qui nous y poussent ne datent pas d’hier. Elles se sont renforcées d’année en année. Le milieu culturel dans lequel s’est développée la revue n’a jamais été très porteur, et les éditoriaux qui ont ponctué chaque décennie sont là pour en établir le constat. Un quarantième anniversaire qui marque un tournant nous a paru le moment désigné pour en tirer les conséquences.

Les raisons d’ordre intellectuel se combinent ici avec les raisons économiques ; elles peuvent se résumer d’une phrase : l’offre que nous représentons ne correspond plus à la demande, même si notre public nous est resté fidèle et constant. Un décalage de plus en plus évident n’a pourtant pas cessé de s’approfondir entre le type de revue générale d’idées que nous représentons et l’évolution des pratiques de lecture, les moyens qu’offrent les nouvelles technologies, les besoins mêmes de la société et son rapport de moins en moins familier avec les exigences de la haute culture.

L’expérience montre – c’est une nouveauté capitale – que la majorité des lecteurs a tendance à consulter Le Débat pour un seul article ou un groupe de contributions autour d’un seul thème. Cet usage n’est sans doute pas nouveau. Mais la consultation en ligne pour un prix beaucoup moins élevé que l’achat d’un numéro – pour heureux que soit à beaucoup d’égards le phénomène – en change radicalement le sens et signe, même, la mort programmée de ce qu’a toujours été une revue. Celle-ci consiste dans la réunion périodique d’un ensemble cohérent d’articles dont la proximité compose un sens, et dont la durée impose une ligne intellectuelle. Une revue est un menu médité, un organisme vivant ; la consultation en ligne sort un article de son contexte pour en faire une réalité hors sol. L’intention qui a présidé à sa publication disparaît. Une revue est un laboratoire d’idées et sa lecture un rendez-vous à date fixe. C’est le principe même de la revue générale qui est atteint. Il ne s’en remettra sans doute pas.

De cette évolution, qui touche toutes les revues, Le Débat souffre cependant plus que d’autres par ce qui fait précisément sa spécificité. Il n’a pas de public captif, parce qu’il n’a pas eu vocation à servir une « cause », politique, idéologique ou religieuse. Nous avons, dès le début, dit et répété que dans un monde devenu, dans ces années 1980, sans repères, engagé dans un bouleversement général, notre raison d’être était de rassembler les compétences susceptibles d’apporter un peu de lumière. Notre cause et notre engagement étaient d’ordre purement intellectuel. Notre but : mettre des analyses de fond à la portée d’un public aussi large que possible. Des analyses, plutôt que des plaidoyers ou des manifestes. Une communauté d’exigence plutôt qu’une communauté d’opinion. La confrontation des points de vue plutôt que l’affirmation d’une appartenance. Le déchiffrement d’une réalité complexe plutôt que la prise de position. La mise au jour et l’éclairage de phénomènes inaperçus plutôt que la volonté de ne voir qu’un côté des choses ou de ne pas les voir du tout. Les problèmes de fond, plutôt que l’actualité éphémère ; ou, pour mieux dire, l’actualité de fond, remise dans sa perspective historique. L’ampleur et la diversité des entrées de notre index (aisément consultable sur le site Gallimard) montrent assez que Le Débat a couvert, avec plus ou moins de bonheur, mais souvent le premier, la plupart des grands problèmes qui ont occupé ces quarante dernières années.

Car c’est bien dans les années 1980 du siècle dernier que s’annonce, dans tous les domaines, la révolution silencieuse dont ce dernier numéro tente de prendre la mesure.

Nous sommes nés dans les années « post », a-t-on dit, postmarxistes, poststructuralistes, postfreudiennes. Est alors apparu un monde nouveau, celui de la mondialisation dans les années 1990, celui du choc des civilisations et de la montée en puissance de l’islam dans les années 2000 et, depuis 2010, celui de l’explosion du capitalisme financier, de la transformation industrielle avec l’essor fulgurant du numérique. Nous aurons, somme toute, vécu la sortie de l’âge révolutionnaire, tragiquement simpliste, pour entrer dans le monde de la complexité généralisée. C’est celui-là que nous avons eu l’ambition de saisir, dans la mesure de nos moyens. La crise déclenchée par la Covid-19 est peut-être arrivée comme pour nous confirmer dans l’idée qu’un cycle s’achevait et que celui qui allait s’ouvrir appelait d’autres modèles d’approche.

Notre modèle à nous suppose, de la part de nos lecteurs, une curiosité à horizon encyclopédique. Existe-t-elle encore, en dehors d’un cercle étroit ? Ne prenons pour exemple que le sommaire d’un des derniers numéros. On y passe d’un manifeste de Bernard Cazeneuve pour une écologie républicaine, accompagné des réactions de quatre spécialistes de tous bords, aux conséquences de la métropolisation, puis, avec une série d’articles des historiens les plus compétents, à la mise au jour, à l’heure de son cinquantième anniversaire, d’une année inaperçue, 1979, qui constitue, à y regarder de près, un tournant mondial. Vient ensuite une série de réponses, signée des meilleurs spécialistes, au défi que pose à la science l’arrivée massive des big data. Pour terminer, avec, ici encore, les plumes les plus désignées, par l’analyse des « Cahiers noirs » de Heidegger et le traitement qu’il y fait du judaïsme.

Peut-être, sans doute y a-t-il un public, limité, pour s’intéresser à un ou plusieurs de ces sujets, mais leur rassemblement a-t-il encore un sens ? Le moment n’est-il pas venu, pour continuer ce type de travail, de trouver d’autres formes d’expression ?

En prenant la décision de mettre fin au Débat, nous avons bien conscience d’assumer une responsabilité dont la portée ne concerne pas seulement notre petite équipe.

De nombreux auteurs, qui ont l’habitude de nous faire confiance et de répondre généreusement à nos sollicitations, se trouveront privés d’un lieu d’expression qui correspondait à leurs vœux. Nous les prions de nous en excuser. Nos lecteurs attachés à cette formule et fidèles à son esprit éprouveront une déception et même, peut-être, une inquiétude à la voir disparaître.

Ils verront, en effet, dans cet effacement un symbole qui dépasse de beaucoup l’incident ou l’anecdote. Il n’est pas outrecuidant de penser que Le Débat, avec d’autres mais plus que d’autres, a incarné la forme ultime d’une tradition profondément enracinée dans la culture française depuis deux siècles. Cette tradition a connu des étapes et des métamorphoses successives, depuis le temps de « la Revue des Deux Mondes » et de « la Revue de Paris », en passant par « La Revue blanche » et « Le Mercure de France » de la fin du XIXe siècle, par « la NRF » d’après la Première Guerre mondiale et « Esprit » des années 1930, par « Les Temps modernes » d’après la Libération, par le « Critique » des « années structuralistes », pour arriver à la génération de revues qu’ont représentée plus particulièrement, autour des années 1980, « Commentaire » et Le Débat. L’histoire de cette tradition, qui reste à faire, dans sa continuité et sa diversité, dans son mélange chaque fois spécifique entre littérature, politique et idéologie, jetterait une lumière vive sur un trait particulier de l’histoire nationale et de la francité culturelle. Sous ce jour, la disparition d’un titre important a toujours une signification qui la dépasse. Ce n’est pas à nous de prétendre la fixer. Aux lecteurs de l’interpréter.

Nous aurions pu continuer l’entreprise un certain temps, avec la même équipe, la même présentation qui n’ont pas changé depuis le début, ni l’une ni l’autre. Il nous a paru plus judicieux – on n’ose pas dire plus courageux – de mettre nous-mêmes fin à une expérience dont l’apport reste disponible dans son intégralité sur le site Cairn. info.

Il nous revient maintenant de trouver des moyens plus adaptés à la situation pour continuer le travail intellectuel que nous défendons depuis quarante ans, dans le cadre et avec la liberté que n’a cessé de nous offrir Antoine Gallimard. Nous le remercions de son accompagnement personnel et de son soutien permanent.

Il se trouve, par chance, que la marque « Le Débat » repose depuis trente ans sur deux pieds, la revue et la collection. La revue en a été le vaisseau amiral, la collection s’individualise moins. D’une part, parce qu’elle a vécu jusqu’ici dans la dépendance de la revue ; d’autre part, parce qu’elle s’est fondue dans la production générale de la maison. Elle n’en constitue pas moins un fonds de quatre-vingts titres (voir la liste en fin de numéro). Il est temps qu’elle prenne son individualité et se rapproche davantage de la revue. Par sa présentation, par une fréquence supérieure, par des livres de formats plus variés. C’est à elle de prendre le relais. L’esprit du Débat n’est pas mort, continuons le combat.

Pierre Nora"

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Voir "Quarante ans, fin et suite" et "La revue « le Débat » s’arrête : « Quarante ans, fin et suite », par Pierre Nora".



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