Revue de presse

"Mot en n" : « Être en faveur de la liberté d’expression conduit à être considéré comme "raciste" » (lepoint.fr , 27 oct. 20)

Stéphane Vibert, professeur à l’université d’Ottawa. 23 novembre 2020

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Pour avoir prononcé le mot "nigger" à des fins pédagogiques, une chargée de cours à l’université d’Ottawa a subi un calvaire. Un de ses collègues s’insurge."

En l’an 2000, la planète découvrait La Tache de Philip Roth. Dans ce roman, l’écrivain de Newark mettait en scène les déboires de Coleman Silk, universitaire de la côte Est accusé de racisme après avoir traité des étudiants afro-américains absentéistes de « spooks ». Ce mot qui signifie « fantôme » peut aussi désigner péjorativement les Noirs. Pris dans un engrenage à partir d’un simple malentendu, le héros de Roth prend conscience du climat de terreur idéologique qui étrangle les campus au nom d’un antiracisme devenu fou.

Vingt ans après, une jeune chargée de cours à l’université d’Ottawa (Canada) subit le même calvaire depuis le 23 septembre. Pour avoir prononcé le mot nigger (« nègre ») à des fins pédagogiques dans le cadre de son cours sur la représentation artistique des identités sexuelles, Verushka Lieutenant-Duval a été traitée de raciste, suspendue et plongée malgré elle au cœur d’une violente polémique. À force de se confondre en excuses, cette enseignante au statut précaire, sympathisante du mouvement Black Lives Matter, retrouve progressivement sa place à l’université.

Aux côtés de 33 professeurs, Stéphane Vibert, docteur en anthropologie et professeur titulaire à l’université d’Ottawa, a signé une lettre ouverte soutenant la liberté d’expression de sa collègue. Il nous explique les tenants et aboutissants de l’affaire.

Le Point : Le 23 septembre, la professeure Verushka Lieutenant-Duval a choqué certains de ses étudiants de l’université d’Ottawa en prononçant le mot nigger (nègre) pour mieux dénoncer le racisme qui a longtemps sévi dans l’art. Taxée de racisme, elle a été brutalement suspendue. Que s’est-il exactement passé ?

Stéphane Vibert : Lors d’un cours donné à distance par l’intermédiaire de Zoom, Verushka Lieutenant-Duval a en effet prononcé le fameux « mot en n », comme il est désormais coutume de dire ici, qu’elle a mis en parallèle avec queer, pour signaler que ces deux termes stigmatisants avaient fait l’objet d’une réappropriation positive par les groupes ainsi péjorativement désignés. Une étudiante a eu une réaction offensée en signalant à sa professeure qu’elle n’aurait pas dû le dire. Mme Lieutenant-Duval s’est immédiatement excusée en tant que « personne blanche privilégiée » qui ne devrait pas prononcer ce mot et a proposé l’ouverture d’un débat sur la pertinence de l’usage de ce terme dans les débats universitaires. Que n’avait-elle pas fait là… Dans la soirée, cette même étudiante a rameuté des réseaux militants sur Internet. Dès le lendemain, le doyen de la faculté des arts, Kevin Kee, a fait publiquement savoir que le comportement de la professeure était inacceptable, qu’elle aurait dû être consciente de prononcer une injure raciste et qu’elle serait donc suspendue de ce cours.

C’est là que vous intervenez, aux côtés de nombreux professeurs opposés à la censure…

Avec 33 autres professeurs de l’université d’Ottawa, nous avons en effet publié une lettre ouverte. Ce texte extrêmement modéré ne niait évidemment pas l’existence du racisme dans la société, mais exprimait simplement la nécessité absolue de distinguer une injure raciste inacceptable de l’examen de sa signification historique. Il ne s’agit pas d’employer les mots comme des insultes raciales, ce qui relève d’un délit, mais uniquement de pouvoir les citer, prudemment, dans une réflexion académique, sans encourir des menaces de censure et de suspension. De grands intellectuels comme l’écrivain canado-haïtien Dany Laferrière ont d’ailleurs expliqué fort justement qu’il fallait reconnaître l’intention dans l’emploi d’un mot, sans quoi le littéralisme nous tue.

Par cette lettre ouverte, nous avons simplement voulu défendre la liberté académique et universitaire, laquelle représente un principe fondamental de la tradition nord-américaine. Il y a encore un an, le Premier ministre de l’Ontario l’avait encore réaffirmé en appelant toutes les universités de la province à prendre des mesures claires pour assurer ce principe, à travers un document d’information intitulé « Pour la liberté d’expression sur les campus de l’Ontario ». L’université d’Ottawa n’a absolument rien fait à cet égard, et l’on ne peut aujourd’hui que constater les dégâts. Après un silence de plusieurs jours sur cette affaire, qui témoignait d’un embarras palpable, le recteur Jacques Frémont a pris position en faveur de la censure, tout comme le syndicat des professeurs, dont le mandat premier consiste pourtant à défendre la liberté académique de ses membres !

Loin d’apaiser la situation, votre initiative semble l’avoir envenimée. Exprime-t-elle la position de la droite universitaire ?

Pas du tout : sur les 34 signataires de la lettre ouverte, je dirais que la majorité sont plutôt marqués à gauche ! Au-delà du petit cercle des initiateurs, des centaines de professeurs nous soutiennent, dont plus de 600 professeurs québécois qui ont manifesté leur appui. Mais cela a entraîné une double riposte du camp adverse : une pétition d’étudiants sur change.org a été signée par plus de dix mille personnes ! Quelques jours plus tard, quatre de mes collègues de l’école de sociologie et d’anthropologie qui dirigent depuis trois ans un comité de « décolonisation » et d’« autochtonisation » des programmes ont lancé une autre pétition. Elles appellent à rééduquer les 34 professeurs « blancs » – alors que nous sommes de toutes origines, y compris noire et hispanique –, afin de nous réapprendre l’histoire de l’esclavage et du colonialisme. C’est stupéfiant quand on sait que j’enseigne Fanon, Césaire ou Glissant, ainsi que les théories postcoloniales de Bhabha, Spivak ou Gilroy ! Non que j’en partage forcément les analyses, mais je considère que les étudiants doivent connaître l’ensemble des perspectives socio-anthropologiques afin de se faire leur propre opinion, ce qui m’apparaît comme l’essence même de l’université. Plus grave, la pétition de mes collègues de sociologie nous accuse directement d’être racistes et de participer à ce qu’ils appellent la « suprématie blanche ». Ils importent directement les slogans américains de Black Lives Matter. Sur Internet, nous avons reçu toutes sortes d’injures racistes, des menaces de boycott ou de destruction de nos bureaux, nos adresses personnelles ont été divulguées…

Ironie de l’histoire, Verushka Lieutenant-Duval appartient à la mouvance universitaire antiraciste qui l’a prise pour cible. N’avait-elle pas assez donné de gages à ses compagnons de route ?

Mme Lieutenant-Duval est une sincère partisane du courant « Woke » [NDLR : idéologie politiquement correcte matinée d’indigénisme]. Très engagée, elle a effectué une thèse sur la discrimination à l’égard des corps difformes, notamment féminins. Durant la journée canadienne de soutien à Black Lives Matter, elle avait même annulé son cours pour permettre aux étudiants de manifester.

Mais j’aimerais revenir sur les conditions de sa suspension. Jeune enseignante, Verushka Lieutenant-Duval n’est pas professeure permanente, mais chargée de cours. Cela signifie qu’elle appartient à une sorte de « prolétariat enseignant » (qui enseigne néanmoins l’immense majorité des cours à l’université), à statut vulnérable, sans aucune assurance d’emploi, puisque rétribuée le temps d’une session de cours de trois mois. Pour avoir été moi-même dans cette situation de précarité totale durant sept longues années après mon doctorat, je sais combien ces enseignants sont négligés et peu considérés, alors qu’ils font absolument le même travail que les professeurs permanents, et doivent même donner beaucoup plus de cours annuels pour vivre décemment. Du jour au lendemain, l’administration de l’université a suspendu Verushka Lieutenant-Duval sans aucun respect pour les procédures légales. Puis, prenant conscience de cette illégalité, l’administration a déplacé tous ses étudiants dans un cours identique assuré par une autre professeure, tout en leur permettant de se réinscrire avec Mme Lieutenant-Duval… Le tout en ajoutant qu’il serait compréhensible qu’ils ne le fassent pas, puisque leur susceptibilité a dû être touchée par son acte raciste… Résultat : sur une classe entière, une seule étudiante s’est réinscrite avec elle ! C’est l’application d’une méthode ubuesque, appelée à se généraliser, puisqu’il s’agit d’offrir des safe spaces (« espaces sécurisés ») aux étudiants « minorisés » qu’on aurait « offensés »… Il va donc bientôt falloir offrir des cours séparés selon les « communautés » visées, ce que d’aucuns appelleraient un apartheid universitaire.

Les pourfendeurs « antiracistes » de Mme Lieutenant-Duval dénient à une professeure « blanche » l’emploi de certains mots du simple fait de sa couleur de peau. Pourtant, ces mêmes militants prétendent déconstruire les catégories ethniques et sexuelles. Comment expliquer cette contradiction ?

C’est le paradoxe de toute cette idéologie progressiste et racialiste. Depuis trente ans, ses parangons sont censés désessentialiser et déréifier toutes les catégories (la race n’est qu’une « construction sociale »), mais ils réessentialisent à toute vitesse l’Occident, les Blancs, les Noirs, etc. Ce mouvement paradoxal correspond à « l’essentialisme stratégique » qu’avait théorisé l’universitaire « subalterne » Gayatri Chakravorty Spivak. En vertu de ce principe, malgré la nécessité générale de désessentialiser les classifications, il est permis de réessentialiser à des fins politiques pour rééquilibrer les rapports de pouvoir. Ainsi, on nous demande de mettre moins de grands classiques « blancs » dans nos cours tout en nous affirmant qu’on ne peut pas discuter les thèses d’auteurs noirs ou autochtones quand on est « blanc »… C’est complètement contradictoire, et signifie carrément la fin de toute réflexion possible.

Comment l’université d’Ottawa en est-elle arrivée là ?

L’une des conséquences radicalisées du multiculturalisme canadien consiste à penser que chaque communauté devient la seule légitime à parler de ce qui lui arrive. Depuis quelques années, en accord avec l’administration de l’université, engagée dans une démarche résolument clientéliste, les lobbys communautaires qui prétendent représenter les minorités ethniques ou sexuelles ont pu organiser des safe spaces interdits aux « hommes » ou aux « Blancs ». Ces événements sont généralement lancés par des étudiants militants, avec la complicité idéologique de professeurs qui profitent de la passivité et de la peur générales. Qui a envie de se faire traiter de raciste à la moindre remarque critique ?

Ne dramatisez-vous pas la situation ?

Au contraire, je m’autocensure depuis au moins une dizaine d’années. Être en faveur de la liberté d’expression conduit à être considéré comme « raciste » et « suprématiste blanc » ! Engagé à Ottawa en 2006, j’ai été l’une des dernières recrues de mon département ayant une vision pluraliste classique de l’université. J’ai dirigé des thèses doctorales et participé à des comités d’évaluation pour des étudiants tant issus de la gauche marxisante que du conservatisme ou du libéralisme. Autre exemple, il y a huit ans, j’ai voulu embaucher un anthropologue d’origine tunisienne qui enseignait en France. Mais l’université l’a trouvé trop « classique » parce qu’il citait des auteurs comme Mauss ou Lévi-Strauss, considérés comme des « hommes blancs racistes » d’avant 1980. Les professeurs de la mouvance postmoderne, désormais majoritaires dans les sciences sociales à Ottawa, n’engagent plus que des personnes partageant leur orientation.

Devenu hégémonique sur les campus, ce « gauchisme culturel » (Jean-Pierre Le Goff) n’empêche pas la marchandisation croissante des universités nord-américaines. Ces deux évolutions simultanées sont-elles liées ?

Oui. Il y a là une alliance objective, qu’on peut appeler un « techno-progressisme », lequel n’a de « progressiste » que le nom puisqu’il efface totalement les dimensions de classe sociale au profit du genre et de la race dans sa compréhension du social. Depuis une quinzaine d’années, l’université canadienne n’est plus une institution, mais une organisation qui réagit suivant une logique marchande et clientéliste. C’est ce que le sociologue Michel Freitag dénonçait déjà dans Le Naufrage de l’université (1995). Cette orientation fait de nos étudiants des « clients » qui s’inscrivent, paient – parfois très cher – et exigent donc d’obtenir un service adapté à leurs demandes. Dans ce cadre, l’ambition pédagogique de former des citoyens à l’esprit critique n’a plus lieu d’être. Par exemple, il ne faut surtout pas risquer de choquer nos milliers d’étudiants chinois en parlant du régime autoritaire de Pékin. La haute administration de l’université d’Ottawa dit des choses absolument insensées. Il y a quelques années, j’ai entendu un vice-doyen de la faculté des sciences sociales déclarer devant des étudiants et professeurs que nous étions une université sexiste, patriarcale et raciste… comme s’il n’était pas lui-même en position de pouvoir ! Ce genre de propos totalement déconnecté de la réalité répond à la nécessité de donner aux différentes clientèles communautaires le discours qu’elles veulent entendre.

Dans ce contexte, on peut se demander comment l’université canadienne a réagi à la décapitation de Samuel Paty. Entre la défense d’un enseignant mort pour avoir montré les caricatures de Mahomet et le refus d’offenser l’islam, quelle position domine ?

Ici, personne ne parle de la décapitation de Samuel Paty alors que la coïncidence est pourtant assez extraordinaire, même si les deux situations restent bien entendu sans commune mesure. Au Québec voisin, on en a parlé davantage, et je crois que la concomitance des deux événements a pu sans doute jouer dans le soutien massif et unanime qui nous est apporté, surmontant pour une fois le clivage droite-gauche.

De toute manière, pour la plupart des progressistes « racialistes » du Canada, les attentats islamistes commis en France sont d’abord le résultat de l’islamophobie et de la « suprématie blanche ». Quand j’ai soulevé le cas du Bataclan, on m’a regardé comme si j’étais un extraterrestre : « Tu ne te rends pas compte, tout ça c’est parce que l’Occident blanc est raciste. » Leur grille idéologique est si fermée que des centaines de morts supplémentaires infligées par l’islamisme n’y changeraient rien. L’administration de l’université d’Ottawa évoque sans cesse des « incidents racistes » et le « racisme systémique » sur le campus pour justifier la censure, alors que ce sont là quelques faits certes tout à fait condamnables (arrestation discutable d’une personne noire par le service d’ordre, graffitis racistes), mais qui n’ont évidemment rien de comparable avec des assassinats.

Êtes-vous inquiet pour l’avenir ?

Bien sûr. À Ottawa, l’extension du domaine du « blasphème » est évidente, puisque certains envisagent d’interdire l’usage du mot indian (« indien »), qu’ils jugent injurieux envers les autochtones, alors même qu’il existe encore une « loi sur les Indiens » au Canada, par ailleurs totalement scandaleuse à l’égard des peuples autochtones, réduits à la misère et à la survie. On va certainement devoir désormais évoquer « le mot en i », à l’instar du « mot en n ». Je pense écrire à mon administration afin de lui demander une liste des mots interdits, tout comme des thèmes « sensibles », puisqu’en tant qu’homme blanc de plus de 50 ans, je crois qu’à part m’agenouiller devant l’autel de la repentance, il ne me reste plus grand-chose à enseigner, malgré la dizaine de livres et la centaine d’articles scientifiques que j’ai publiés. Quoi qu’il en soit, il faudra bien que nous assumions collectivement le fait que la condamnation sans ambages de tout racisme ne se paye pas d’un recul effarant de nos libertés de penser et de parler."

Lire « Être en faveur de la liberté d’expression conduit à être considéré comme "raciste" ».



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