(L’Express, 21 déc. 23). Monique Cottret, historienne, professeure émérite à l’université Paris-Nanterre. 27 décembre 2023
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Monique et Bernard Cottret, L’Europe des Lumières. 1680-1820, Perrin, oct. 2023, 888 p., 30 €.
"Idées. Dans le magistral "L’Europe des Lumières", l’historienne et son mari, disparu en 2020, retracent le spectaculaire bouillonnement intellectuel qui s’est emparé du Vieux Continent à partir de la fin du XVIIᵉ siècle. Entretien.
Propos recueillis par Laetitia Strauch-Bonart
Lire "Monique Cottret : "Les procès rétroactifs contre les Lumières sont injustes et dangereux"".
[...] Qu’est-ce que l’esprit des Lumières ?
La volonté de respecter un certain nombre de principes, comme la raison, l’esprit critique, la tolérance, la liberté et, dans une moindre mesure, l’égalité. Elles ne sont pas tant un état qu’un processus. En l’occurrence, l’énoncé de valeurs ne signifie pas qu’on s’y conforme systématiquement. L’histoire concrète des Lumières donne à voir de nombreux cas de distorsion entre ces valeurs et la réalité. Tout en défendant les Lumières, nous avons donc voulu montrer ce qu’elles ont été avec, comme pour tout phénomène humain, de bonnes et de moins bonnes choses. Par exemple, le roi de Prusse Frédéric II, dans ses écrits, dénonce Machiavel, dont il fait une critique morale classique, mais sa pratique politique est toute machiavélienne, au sens courant du terme. Notre ouvrage n’est pas une histoire sainte. Il est important de le souligner, parce que le risque existe d’une essentialisation des Lumières. Ce faisant, on les vide de leur sens.
L’esprit critique n’est pas né avec les Lumières. Qu’est-ce qui fait des Lumières un moment si particulier ?
En effet. En Occident, au XVIᵉ siècle, l’humanisme et la Réforme apportent un vent nouveau. Au XVIIᵉ, quand l’érudit catholique Richard Simon se tourne vers l’étude de la Bible, il emploie le mot "critique". Au XVIIIᵉ, le terme s’étend, tandis que l’"esprit critique" se répand dans la société.
Les Lumières sont multiples, différentes selon les pays. Comment peut-on les réunir malgré leurs différences ?
C’est un siècle de mouvement, d’effervescence, de bouillonnement. Cela permet au passage, face à notre actualité désespérante, de nous rappeler que cette époque n’était pas simple et qu’elle avait son lot de guerres et de conflits. Les Lumières se déplacent d’ouest en est : elles débutent en Grande-Bretagne et vont jusqu’à la Russie – même s’il vaut mieux parler à cet égard d’un "mirage russe". Ensuite, il faut distinguer les Lumières en pays catholique et en pays protestant. Dans les premiers, comme en France, elles sont anticléricales, antireligieuses et même antichrétiennes. Dans les seconds, en Grande-Bretagne et en Allemagne, où elles sont un processus, un travail en train de se faire, elles ne sont pas antireligieuses. L’Aufklärung allemande est une montée vers la clarté, l’Enlightenment anglais décrit un but à atteindre, une intention plus qu’un résultat concret. Cela n’est pas étranger à ce qu’elles sont le fait d’universitaires bien intégrés dans le système – je pense à Christian Wolff, en Allemagne, ou à Jean-Jacques Burlamaqui, à Genève. [...]
Les Lumières diffèrent aussi entre elles dans leur rapport à la tradition.
Les Lumières anglaises, écossaises et irlandaises (n’oublions pas Swift et Les Voyages de Gulliver !) sont celles qui s’opposent le moins à la tradition. La révolution de 1688-1689 est "Glorieuse", car elle se situe dans la tradition que les Britanniques font remonter à la Grande Charte. C’est un mythe fondateur. Edmund Burke, dans ses Réflexions sur la révolution de France [1790], reprochera immédiatement à la Révolution française de vouloir rompre avec la tradition. En France, on ne retrouvera le "choix" de la tradition qu’avec les Trois Glorieuses, par contraste avec la Restauration, qui a été plus ou moins imposée.
Vous montrez que les femmes jouent aussi un rôle dans le mouvement des Lumières.
Deux femmes extraordinaires se distinguent. Mme du Châtelet, qui était l’amie de Voltaire et dont on parle trop peu, a introduit Newton en France en le traduisant, les conséquences de cette œuvre majeure étant bien sûr scientifiques mais aussi politiques. Ensuite, Germaine de Staël a acclimaté en France le début du romantisme allemand, qui n’appartient pas aux Lumières au sens strict sans être non plus anti-Lumières. Des deux côtés du siècle, ces deux femmes ont joué un rôle déterminant de transfert culturel. [...]
Et pourtant, cette Europe tolérante est aussi colonisatrice et se veut intellectuellement hégémonique.
Deux éléments manquent aux Lumières : les dimensions symbolique et anthropologique. Cette dernière, qui suppose d’accepter l’égalité entre des cultures différentes, ne provient pas des Lumières, sauf peut-être de Rousseau, qui en a l’intuition. C’est la raison pour laquelle Lévi-Strauss admire le Genevois. Les Lumières dénoncent certes l’esclavage, mais elles le font de façon très théorique et morale et non comme un phénomène déterminant dans l’histoire de l’humanité. Elles ne pensent pas l’égalité des cultures. Même les plus favorables à l’élimination de l’esclavage et aux efforts en faveur des "dominés" estiment que le seul moyen de leur apporter nos lumières réside dans l’éducation, dans la transmission du modèle européen. Sur ce point, oui, les Lumières sont critiquables selon les critères du XXIᵉ siècle. Mais est-il pertinent d’appliquer nos critères au passé ? C’est une forme d’anachronisme, le péché majeur de l’historien, selon Lucien Febvre. [...]
La tolérance est un concept central des Lumières. Mais certains hommes des Lumières n’étaient-ils pas particulièrement intolérants, notamment à l’égard de la religion ?
Il n’était pas facile, par exemple en France, de trouver un compromis avec l’Eglise catholique, qui était intolérante, y compris à l’intérieur d’elle-même. Prenez la répression des jansénistes, qui a été violente au point qu’on leur refusait les derniers sacrements. Cette attitude a sans doute davantage fait pour la déchristianisation que Voltaire… Les propos intolérants des philosophes sur l’Eglise ne se justifient pas forcément philosophiquement, et peuvent même choquer, mais là encore il faut les replacer dans leur contexte. Le combat de Voltaire pour la famille Calas, les pages de Rousseau sur la religion civile, les dénonciations de la peine de mort et de la torture par Beccaria demeurent des moments phares de notre culture commune. Tout n’était pas parfait au XVIIIᵉ siècle, même dans le monde éclairé. Mais les idées circulent, une nouvelle sensibilité triomphe. Nous avons été particulièrement intéressés par ce mouvement vraiment européen. Le marquis de Pombal, devant le tremblement de terre de Lisbonne [en 1755], réagit en homme des Lumières. La Toscane, à la fin du siècle, peut être perçue comme un laboratoire de politique éclairée. La tolérance finit par s’imposer, mais c’est un long combat. [...]
Cette opposition a-t-elle encore du sens dans notre vie intellectuelle ou bien tout le monde est-il plus ou moins héritier des Lumières ?
Tout le monde devrait l’être ! Certes, ceux qui récusent franchement les Lumières représentent aujourd’hui une minorité, mais, ces dernières années, l’importance accordée à la raison me semble avoir décru. A partir des années 1960, des critiques se sont élevées à gauche pour reprocher aux Lumières d’avoir été colonialistes, racistes, et même genrées. Dans la mesure où elles voulaient défendre la civilisation occidentale, les Lumières ne valorisaient pas les autres cultures autant que la leur. Nous avons pris ce reproche au sérieux, mais comme tout phénomène historique, les Lumières ont des limites qui sont celles de leur temps. Les procès rétroactifs sont injustes et dangereux.
Le paradoxe est qu’au lieu de nous rendre plus tolérants cet excès a fait indirectement resurgir l’intolérance. Aujourd’hui, nous payons le prix de notre éloignement des Lumières, comme le montre notamment le retour de l’antisémitisme. Pour quelqu’un de ma génération, cette résurgence est inqualifiable."
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