27 juin 2015
"Rencontre avec Michèle Tribalat, une démographe lucide et tourmentée qui, depuis quarante ans, travaille sur les « nouvelles populations ».
Les polémistes ne ressemblent pas forcément à l’idée qu’on s’en fait. Michèle Tribalat est discrète et parle à voix couverte. Méfiez-vous de l’eau qui dort. Méfiez-vous de cette femme peu expansive aux cheveux courts. Le hasard l’a mise en contact avec le sujet central de la société française depuis trente ans. En 1976, fraîche recrue de l’Ined (Institut national d’études démographiques), on lui propose de traiter des nouvelles populations. « Je n’avais pas d’attirance particulière pour ce sujet, et j’aurais préféré étudier le vieillissement », précise-t-elle pour anticiper le procès qu’on lui fait d’habitude d’avoir été une crypto-lepéniste dès ces années-là. Auparavant, elle avait étudié la fécondité et la nuptialité en Irlande, rien ne la prédisposait donc à s’intéresser aux vagues migratoires.
Considérée comme plutôt à gauche, Michèle Tribalat a pourtant été dénoncée à partir des années 1990 comme une idéologue de la nouvelle droite, une xénophobe déguisée en pseudo-démographe. Le meneur de cette danse a été son ex-collègue le démographe Hervé Le Bras, qui lui a mené une guerre idéologique constante afin de récuser ses analyses. Que Michèle Tribalat refuse le discours lénifiant selon lequel tout va bien dans le meilleur des mondes est tout à son honneur. Quand le moteur du patriotisme et celui de l’économie sont durablement en panne dans un pays, cela augure mal de la suite. Mais la démographe n’a pas toujours été pessimiste, et la question de son revirement lui est souvent posée.
« J’ai le sentiment d’avoir évolué avec les résultats de mes recherches. Certains ont préféré voir dans cette évolution personnelle, somme toute normale au cours d’une existence, un revirement idéologique », nous explique-t-elle. Sa formation démographique l’a conduite à se poser « des questions de méthode sur l’adaptation de l’appareil statistique français ». Elle s’est notamment intéressée aux enquêtes annuelles de recensement pour construire « des indicateurs de concentration ethnique et de voisinage qui ont révélé de grandes disparités géographiques ». C’est ainsi qu’elle a pu montrer que « l’importance accordée à la religion était plus grande chez les jeunes adultes musulmans que chez les plus vieux, alors qu’on observait le phénomène inverse chez les catholiques ». C’est lors d’une enquête à Dreux en 1998 que son analyse de l’immigration en France a changé. D’une appréciation plutôt positive sur la réussite de l’intégration à la fin des années 1980, elle a basculé vers un constat d’échec. Elle explique ce changement d’analyse par le fait que les premières études restaient généralistes et ne rendaient pas compte des disparités territoriales.
Cela explique aussi son combat en faveur des statistiques ethniques. La démographe prépare un livre à ce sujet et récuse l’argument selon lequel on pourrait s’en servir à de fins de dénonciation, de ségrégation, voire d’extermination, comme cela a été le cas en Hollande, où 95 % des Juifs ont été déportés pendant la Seconde Guerre mondiale, pour cette raison précise. « C’est une question de morale personnelle », répond-elle. « En Ukraine, il n’y avait pas de statistiques ethniques et les Juifs n’ont pourtant pas été protégés de l’extermination systématique », fait-elle remarquer. Tribalat a raison de réclamer ces statistiques, ce qui l’oppose aux intégristes de la République, forcément une et indivisible, qui dénoncent une segmentation du peuple en sous-ensembles communautaires.
Michèle Tribalat remet aussi sur le métier l’échec de la politique dite d’intégration, en vigueur depuis une trentaine d’années. Dans un article publié ce mois-ci dans la revue Commentaire, elle souligne ses effets pervers, tout en constatant les vertus du vieux paradigme républicain de l’assimilation. Ce débat de vocabulaire est le point essentiel d’un clivage politique qui traverse la droite et qui déterminera en partie le débat de la primaire de 2016. Par définition, le modèle de l’assimilation accorde un privilège à la culture de la société d’accueil. C’est un postulat de bon sens. Pourquoi migrer vers un autre pays si on pense que le modèle de ce nouveau pays est moins bon que celui du pays d’où l’on vient ? L’assimilation suppose donc une asymétrie assumée entre le « Français de souche » et le nouveau venu. Mais, pour fonctionner, il y faut un ingrédient essentiel : la certitude des natifs d’un pays de la grandeur de leur culture.
« L’assimilation demande à la population autochtone d’être la prosélyte de sa propre nation », écrit Michèle Tribalat en reprenant cette excellente formule à l’économiste d’Oxford Paul Collier, dont le livre Exodus : How Migration is Changing Our World, sur le phénomène migratoire l’a beaucoup inspirée (ouvrage non traduit en français). Or, ce prosélytisme n’est plus de saison. C’est là que l’analyse de la démographe entre en jeu. Michèle Tribalat constate en effet que ce sont les catégories populaires qui sont en premières lignes pour faire « les travaux pratiques » du patriotisme face aux nouvelles populations étrangères. Mais, patatras, ces catégories populaires ont perdu en partie la foi en la force de la nation. Rien ne les a encouragées à imposer leur style de vie. Elles ont donc développé des stratégies d’évitement des cités investies en majorité par les nouveaux migrants, tout en votant FN. C’est cet échec de la « mixité ethnique » que pointe Michèle Tribalat. Elle montre notamment que les mariages mixtes entre musulmans et Français issus d’autres confessions se font à la marge. Il s’agit d’une évolution inverse de celle qu’avaient connue les immigrés des années 1920 et 1930.
À ce constat négatif, il faut opposer que le réflexe communautaire n’est pas toujours la règle de la part de l’immigration musulmane. Les demandes d’enseignement de l’arabe dans les lycées et collèges sont très faibles. Et il n’y a qu’une petite dizaine d’écoles confessionnelles musulmanes en France. Ce n’est pas parce que le modèle de l’assimilation est rouillé que cette assimilation ne suit pas son cours par des voies plus indirectes. Mais il ne suffit pas de s’en remettre au travail invisible qui permet à tous d’améliorer, selon l’horrible expression en vigueur, « le vivre ensemble ».
Il n’en demeure pas moins que le modèle multiculturel est un défi pour un vieux pays centralisé comme la France. Michèle Tribalat ne suggère pas pour autant de solutions simples, parce qu’il n’y en a pas. Ne reste-t-il que le fatalisme ? Le succès du modèle américain conjugué à la promotion d’une doctrine multiculturaliste à Bruxelles entraînent-ils de fait la reconnaissance du droit « à une forme de séparatisme culturel » de la part de migrants vis-à-vis de leur société d’accueil ? Les querelles complexes sur l’enseignement de l’histoire sont en tout cas la preuve que la politique de la mémoire nationale est en concurrence avec celle de nouveaux groupes culturels implantés récemment. Du patriotisme ne demeure donc que l’adhésion à « un minimum de valeurs communes ». Un ersatz de patriotisme ou un « patriotisme fantôme », pour parodier l’expression d’Emmanuel Todd. Chacun aura compris que cela ne suffit pas."
Lire aussi "Michèle Tribalat, démographe et Cassandre" (Causeur, mars 15) (note du CLR).
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