Revue de presse

Michel Onfray : « On criminalise la moindre interrogation sur les migrants » (Le Figaro, 10 sept. 15)

11 septembre 2015

"L’insoutenable photo de l’enfant kurde mort sur une plage de Turquie a conduit François Hollande à modifier la position de la France sur la crise des migrants. Que cela vous inspire-t-il ?

Michel ONFRAY - Penser une photo est déjà la chose la plus difficile qui soit car on ignore tout de ce qui a présidé aux intentions et au geste du photographe : pourvu qu’elle soit bonne, une photo est toujours une idée. De plus, on sait qu’à l’ère numérique, une photo peut-être une manipulation à la portée du premier venu. On ne sait donc jamais si une photo est ce qu’elle dit a priori ou ce que la légende lui fait dire. Il existe des détournements célèbres par les légendes. Ce que l’on sait, c’est que dans notre monde où n’existe plus que ce qui est montré dans un média, une photo bien légendée fait plus qu’un long discours argumenté.

L’émotion a-t-elle remplacé la raison ? Cela nous empêche-t-il de percevoir les véritables enjeux géopolitiques contemporains ?

Oui, bien sûr. Il faut des bons mots, des petites phrases, des images chocs avec lesquelles on retient bien plus volontiers son public qu’avec une longue analyse fine, précise, argumentée, savante. Un clou chassant l’autre, ce qui est majeur un jour cesse de l’être le lendemain. La religion de l’instant présent dans laquelle communient les médias exige qu’on renvoie l’histoire à la poubelle. L’histoire, donc la mémoire. Depuis 1983, l’Éducation nationale emboîte le pas, droite et gauche confondues. On croit que l’école à moins besoin de cours d’histoire que de cours de programmation informatique, on décide que les Lumières peuvent être facultatives dans les programmes scolaires (on n’en a plus besoin) et l’islam obligatoire (il faudrait le penser et l’école nous dit comment). On n’enseigne pas plus la géographie dans la perspective de la géostratégie. La géostratégie, la démographie, l’histoire passent pour des disciplines réactionnaires parce qu’elles disent ce qui est, ce qui a été et ce qui sera, alors que l’idéologie libérale qui domine, aussi bien sous Sarkozy que sous Hollande, préfère ce qui devrait être et communie dans ses fictions. Si un démographe travaille sur les taux de fécondité, il n’a pas encore produit un seul chiffre qu’il est déjà suspect de racisme. Nombre de questions sont désormais devenues impossibles à poser. Comment dès lors pourrait-on les résoudre ? Interdire une question, c’est empêcher sa réponse. Criminaliser la seule interrogation, c’est transformer en coupable quiconque se contenterait de la poser.

Une partie de l’opinion publique française est réticente à l’idée d’accueillir des réfugiés. Comment analysez-vous cette réaction ?

Le peuple français est méprisé depuis que Mitterrand a converti le socialisme à l’Europe libérale en 1983. Ce peuple, notre peuple, mon peuple, est oublié au profit de micropeuples de substitution : les marges célébrées par la Pensée d’après 68 - les Palestiniens et les schizophrènes de Deleuze, les homosexuels et les hermaphrodites, les fous et les prisonniers de Foucault, les métis d’Hocquenghem et les étrangers de Schérer, les sans-papiers de Badiou. Il fallait, il faut et il faudra que ces marges cessent de l’être, bien sûr, c’est entendu, mais pas au détriment du centre devenu marge : le peuple old school auquel parlait le PCF (le peuple qui est le mien et que j’aime) et auquel il ne parle plus, rallié lui aussi aux dogmes dominants.

Est-ce « ce peuple » qui vote Marine Le Pen ?

C’est à ce peuple que parle Marine Le Pen. Je lui en veux moins à elle qu’à ceux qui la rendent possible. Ce peuple old school se voit marginalisé alors que les marges deviennent le souci français prioritaire, avec grandes messes cathodiques de fraternités avec les populations étrangères accueillies devant les caméras du 20 heures. Si ce peuple pense mal, c’est parce que nombreux sont ceux qui l’aident à mal penser. Qu’un paysan en faillite, un chômeur de longue durée, un jeune surdiplômé sans emploi, une mère seule au foyer, une caissière smicarde, un ancien avec une retraite de misère, un artisan au bord du dépôt de bilan disent : « et qu’est-ce qu’on fait pour moi pendant ce temps-là ? », je n’y vois rien d’obscène. Ni de xénophobe. Juste une souffrance. La République n’a pas à faire la sourde oreille à la souffrance des siens.

Jean-Pierre Le Goff évoque « un journalisme sans scrupule qui se prend pour un redresseur de torts d’un peuple qu’il juge insensible et lâche ». Partagez-vous ce point de vue ?

Je souscris à toutes les analyses de Jean-Pierre Le Goff. Je suis un lecteur de son œuvre et il est l’analyste le plus juste de ce qui advient. Sur Mai 68 comme « héritage impossible », « le gauchisme culturel », la fin des villages, « la barbarie douce » qui triomphe à l’école, sur la gauche à l’épreuve du pouvoir, il est l’analyste le plus lucide qui soit. Si la gauche voulait des idées, elle pourrait en trouver chez cet ancien élève de Claude Lefort - qui incarnait en son temps, à Caen dans les années 1970, une gauche autogestionnaire, la mienne.

Que vous inspire le portrait d’Angela Merkel en « modèle de générosité et de fermeté » ?

Certains experts démontent cette « générosité » d’Angela Merkel et montrent qu’elle obéit de façon plus cynique à des impératifs politiques : le capital adore la main-d’œuvre à très bas coûts, ça lui permet de dévaluer les salaires de ceux qui travaillent, de jeter le Code du travail à la poubelle en disant que nombre de gens feront le travail pour beaucoup moins cher et sans garanties sociales. Je souscris à cette analyse.

Dans un entretien croisé avec François-Xavier Bellamy paru dans le Figaro du 25 mars 2015, vous évoquez la « fin de notre civilisation »…

Oui, bien sûr. Depuis que je travaille cette hypothèse et que je la confronte moins aux livres qu’à la réalité, soit une dizaine d’années, tout paraît me donner raison : du faux printemps arabe, véritable hiver des peuples concernés, à l’instauration du califat avec État Islamique, en passant par cette idée qu’il nous faut désormais accepter de vivre avec en tête cette idée que le terrorisme fait désormais partie de notre quotidien, en passant, aujourd’hui, par ces mouvements massifs de peuples qui fuient l’anarchie crée par l’Occident chez eux, mouvements qui ne seront pas sans effets historiques sur la civilisation judéo-chrétienne, je ne vois rien à retrancher à ce que je disais à François-Xavier Bellamy dans notre dialogue."

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