La "stratégie Godwin". 4 janvier 2014
"Récemment associé à la galaxie lepéniste par un dossier du "Point", le philosophe Jean-Claude Michéa, auteur d’"Impasse Adam Smith", répond à ses détracteurs et se défend face à la tentative d’annexion de sa pensée antilibérale par l’extrême droite.
Marianne : Un hebdomadaire faisait sa une, il y a quelques semaines, sur les « néocons », vous bombardant comme l’idéologue le plus emblématique d’une véritable lame de fond identitaire, souverainiste et protectionniste, et amalgamant votre nom à celui de Marine Le Pen, soi-disant admirative de vos écrits. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Jean-Claude Michéa : N’exagérons rien ! Le magazine de François Pinault a d’ailleurs bien pris soin - sans doute pour brouiller un peu plus les pistes - d’inclure également, dans sa liste noire des « néoconservateurs à la française », des personnalités telles que Régis Debray, Arnaud Montebourg, Natacha Polony, Benoît Hamon ou Yves Cochet. Liste dont l’absurdité devrait sauter aux yeux puisque la nébuleuse « néoconservatrice », telle qu’elle a pris naissance aux Etats-Unis, est plutôt connue pour son soutien constant aux politiques de Reagan et de Bush père et fils - trois présidents qu’il est difficile de tenir pour de farouches contempteurs du capitalisme ! Naturellement, la pratique qui consiste à inverser délibérément le sens des mots afin de rendre plausibles les amalgames les plus fantaisistes n’a rien de nouveau.
Clemenceau et Staline avaient ouvert la voie - le premier en forgeant, en 1906, la notion de « complot anarcho-monarchiste » et le second, dans les années 30, celui d’« hitléro-trotskisme ». Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’agenda idéologique qui préside à ce type d’amalgame. Au XXe siècle, en effet, les évangélistes du capital se contentaient généralement de dénoncer la « main de Moscou » dans toute critique - fût-elle simplement keynésienne - de l’économie de marché. Or, une telle stratégie est devenue sans objet une fois l’empire soviétique disparu et actée la conversion définitive des gauches occidentales au culte du libéralisme économique et culturel.
De ce point de vue, c’est certainement la publication, en 2002, du Rappel à l’ordre, de Daniel Lindenberg (ouvrage qui entendait déjà dresser la liste des « nouveaux réactionnaires »), qui symbolise au mieux la nouvelle donne idéologique. Ce petit livre, écrit à la demande de Pierre Rosanvallon (alors l’un des membres les plus actifs du Siècle, le principal club de rencontre, depuis 1944, de la classe dirigeante française), est en effet le premier à avoir su exposer de manière aussi pédagogique l’idée selon laquelle le refus « d’acquiescer à l’économie de marché » et l’attachement corrélatif aux « images d’Epinal de l’illibéralisme [sic] » constituait le signe irréfutable du retour des « idées de Charles Maurras ».
C’est, bien sûr, dans le cadre de cette stratégie (que j’appellerais volontiers, en référence au point du même nom, la stratégie Godwin) qu’il faut interpréter la récente initiative du Point (magazine dont la direction compte d’ailleurs dans ses rangs certains des membres les plus éminents du Siècle). Tous ceux qui pensent encore que la logique folle de la croissance illimitée (ou de l’accumulation sans fin du capital) est en train d’épuiser la planète et de détruire le principe même de toute socialité ne devraient donc nourrir aucune illusion. Si, comme Bernard-Henri Lévy en avait jadis exprimé le vœu, le seul « débat de notre temps » doit être « celui du fascisme et de l’antifascisme », c’est bien d’abord au prétexte de leur caractère « conservateur », « réactionnaire » ou « national-nostalgique », que les contestations radicales futures seront de plus en plus diabolisées par les innombrables serviteurs - médiatiques, « cybernautiques » ou mandarinaux - de l’élite au pouvoir.
De plus en plus de figures de la droite dure, d’Eric Zemmour à Alain de Benoist, le directeur de la revue « pour la civilisation européenne », Eléments, se réclament de vous depuis deux ou trois ans. Comment expliquez-vous cet intérêt, au-delà du simple bénéfice de voir vos écrits désosser idéologiquement la gauche molle ? Cela relève-t-il clairement d’une interprétation abusive de vos thèses ?
J.-C.M. : Une partie de ce que vous appelez « la droite dure » a effectivement pris l’habitude de placer sa nouvelle critique du libéralisme sous le patronage privilégié de ses anciens ennemis, qu’il s’agisse de Jaurès, de Marx ou de Guy Debord [...]. Il s’agit donc seulement de déterminer dans quelle mesure ce nouvel antilibéralisme de droite recoupe, ou non, une partie de la critique socialiste.
Passons très vite sur le cas des véritables « néoconservateurs à la française », c’est-à-dire cette fraction de la droite classique qui, selon le mot du critique américain Russell Jacoby, « vénère le marché tout en maudissant la culture qu’il engendre ». On comprend sans peine que ces « néoconservateurs » puissent apprécier certaines de mes critiques du libéralisme culturel (notamment dans le domaine de l’école).
Le problème, c’est que leur vision schizophrénique du monde leur interdit d’utiliser ces critiques de façon cohérente. Si le libéralisme se définit d’abord comme le droit pour chacun de « vivre comme il l’entend » et donc « de produire, de vendre et d’acheter tout ce qui est susceptible d’être produit ou vendu » (Friedrich Hayek), il s’ensuit logiquement que chacun doit être entièrement libre de faire ce qu’il veut de son argent (par exemple, de le placer dans un paradis fiscal ou de spéculer sur les produits alimentaires), de son corps (par exemple, de le prostituer, de le voiler intégralement ou d’en louer temporairement l’usage à un couple stérile), ou de son temps (par exemple, de travailler le dimanche). Faute de saisir cette dialectique permanente du libéralisme économique et du libéralisme culturel, le « néoconservateur à la française » (qu’il lise Valeurs actuelles ou écoute Eric Brunet) est donc semblable à ces adolescents qui sermonnent leur entourage sur la nécessité de préserver la planète mais qui laissent derrière eux toutes les lumières allumées (analyse qui vaut, bien sûr, pour tous ceux, à gauche, qui vénèrent le libéralisme culturel, tout en prétendant maudire ses fondements marchands). [...]
Repères
1950
Naissance du philosophe Jean-Claude Michéa, proche des valeurs du socialisme originel et fustigeant une gauche ralliée au libéralisme, qui s’est éloignée des couches populaires.
1995
Parution d’Orwell, Anarchist Tory (Climats).
2002
Parution d’Impasse Adam Smith (Climats), l’un des plus importants essais politiques de la décennie, constitué de remarques sur « l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche ».
2013
Les Mystères de la gauche (Climats), dernier essai en date du philosophe."
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