Revue de presse

"« Même toi ? » ou la judéophobie d’ambiance" (K. Daoud, Le Point, 23 nov. 23)

Kamel Daoud, écrivain, Prix international de la Laïcité 2020. 22 décembre 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Lire "« Même toi ? » ou la judéophobie d’ambiance".

"Dans un monde où presque tous les hommes deviennent du jour au lendemain des rhinocéros, Eugène Ionesco invente en 1959, dans sa célèbre pièce de théâtre, un personnage réfractaire à la pente grégaire des siens. [...]

Aujourd’hui, le synonyme contemporain de la rhinocérite, c’est l’antisémitisme d’ambiance. L’auteur de ces lignes, pour sa part, préfère cependant « judéophobie ». Car ce mal des siècles est de retour : il semble réinventé après les attaques meurtrières du Hamas et la terrible vengeance de Netanyahou. Entre les deux, des enfants, des femmes, des hommes, en Israël et à Gaza, sont massacrés. Et tout autour, loin, dans le délire et l’hystérie, le spectacle de la renaissance d’un malheur ancien, cette judéophobie qui aujourd’hui se réclame du principe de la solidarité avec les victimes. On s’acharne alors à confondre judéophobie et solidarité dans une distorsion impressionnante de sa propre conscience et à nier cette évidence : le millénaire réflexe judéophobe se réactive. Il se couvre d’un drap d’indignations nobles, favorisées par les oisivetés et les échecs contemporains dans de nombreux pays. Car si crier « non » à la guerre inhumaine contre Gaza et crier « non » au pogrom du Hamas contre les Israéliens est un devoir éthique, humain, celui de dire « non » à cette judéophobie devenue concomitante de la solidarité s’impose aussi, et dans l’urgence. [...]

« Même vous ? » est-on tenté de crier en examinant le visage de l’ami. Oui. Dissocier par clairvoyance judéophobie et solidarité n’est plus de mise. Aujourd’hui, le massacre de 400 000 Yéménites fait à peine hausser les épaules d’un « Arabe », libérateur imaginaire de la Palestine, si on n’y ajoute pas un Juif en tueur. Le rappel de nos silences sur les carnages de Daech ou nos oublis des 200 000 morts algériens de la guerre civile close par l’amnésie ne désarçonnent pas cette rhinocérite butée. L’explication humble que l’on ne peut pas faire cesser la mort et la guerre avec la haine en contrepoids n’intéresse plus. C’est alors qu’autour de soi se creusent ce vide effarant, cette désillusion profonde, la solitude du dernier homme. « Même toi ? » pensé-je. Ne peut-on pas rester éveillé et dire « non » à l’islamisme du Hamas (dont beaucoup souffrirent dans les pays dits arabes) et cesser de lui chercher des excuses décoloniales ou religieuses tout en soutenant aussi les Palestiniens qui en sont victimes ? Ne peut-on pas dire « non » aux morts de Gaza, mais sans en faire les seuls cadavres dignes d’indignation, à l’exclusion de toutes les autres tragédies de notre siècle ? Ne peut-on pas garder mesure, rester honnête et ne pas réveiller la haine en soi au nom de la solidarité ? Non. La réalité est que la judéophobie, masquée par l’émotion sélective, se porte bien.

Mais de quoi cette rhinocérite est-elle le nom finalement ? Pourquoi même les plus lucides tombent-ils dans sa tranchée hideuse en se réclamant du « non » à la guerre ? Qu’éveille-t-elle d’ancien en nous et qui, sous le prétexte du présent, ne fait que rejouer des millénaires de haines ? Mystère. Pourquoi persiste-t-on à habiller ses échecs, ses oisivetés, ses aigreurs de cette cause sélective qui n’accorde de l’empathie qu’à une partie de l’humanité tout en accusant avec virulence l’Occident de tous les maux ? Pourquoi mille morts « arabes » ne valent-ils rien, si le meurtrier n’est pas le Juif ?

« Même vous ? », et on se désole de tout et, désarmé, on se retrouve seul. Confondu avec le dernier des hommes. Oui, la judéophobie est une rhinocérite. La judéophobie est-elle irrationnelle ? Oui, en ce qu’elle a d’ancien et de millénaire, de mystérieux comme hostilité, d’antique comme caricature du nez crochu et de l’usure, et de traditionnel comme masque de la haine au nom de l’amour des siens. Pourquoi hait-on tant le Juif ? À cause d’Israël ? Il n’y avait pas d’Israël avant. Il y a un siècle, il y a trois siècles, ou même à la création de l’islam ou de la chrétienté. Un jour, un proche me fit part de sa théorie fascinante et terrible : voici, m’explique-t-il, une histoire de jalousie. Le Juif incarne le lien le plus ancien de l’homme avec Dieu, la conversation immémoriale et révoltée face au ciel, et on l’envie. Et les siècles apparaissent comme une « histoire d’ombrage » entre les prétendus enfants uniques et ce Dieu. Une tradition de haine de soi envers cet inconscient profond judaïsé, ce lien entravé ou entravant avec la divinité, un rapport maladif avec le sacré ou avec le « Temps » et son écoulement dans l’Histoire. Le Juif serait notre inconscient et le récit de la part ignorée en soi, de l’altérité laborieuse. Finalement, ce peuple n’aurait jamais été « maudit » que par le plus grand nombre, en ce sens que « Dieu » n’est souvent que le masque des furieuses unanimités.

« Même toi ? » pense-t-on alors qu’une ancienne amitié refroidit, sous le prétexte de la solidarité avec le Palestinien dépossédé de la terre et de la vie. Cette solidarité qui aujourd’hui ne libère, chez énormément de monde, que les haines millénaires et si peu le Palestinien. Nous n’aimons le Palestinien que tant qu’il saigne, meurt, et qu’il sert à faire oublier nos échecs à vivre, à aimer et à accepter. Et nous ne haïssons le Juif – à peine distingué de l’Israélien – que tant qu’il demeure coupable de tous les crimes, qu’il nous permet de blanchir les nôtres. Le Palestinien apparaît, tragiquement, comme le contrepoids hystérique à nos indifférences maquillées en scintillantes identités, et le Juif n’est que le prétexte qui dédouane nos détestations. Voilà, souvent, la plus affreuse des réalités. [...]"


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