Professeure à l’institut d’administration des entreprises (IAE-Université Lille 1). 3 juin 2015
« La Laïcité à l’Université : de la cécité à la nécessité », en effet, parce qu’il me semble que, même si cette attitude est rendue plus difficile depuis les événements terribles du 07 janvier dernier, la tendance majoritaire parmi mes collègues enseignants, enseignants-chercheurs et chercheurs, mais surtout parmi les présidents d’Universités, et plus généralement les personnes exerçant des responsabilités de direction d’établissements d’enseignement supérieur, reste encore aujourd’hui un refus de reconnaissance de l’existence d’atteintes nombreuses, et parfois graves, à la laïcité, pourtant flagrantes pour qui veut juste « ouvrir les yeux ».
J’articulerai alors mon propos en deux étapes.
Dans un premier temps, je vais m’efforcer de vous présenter des éléments factuels de nature à vous éclairer sur la situation que nous connaissons à l’Université Lille 1, et sur la manière dont ceux-ci sont appréhendés, et éventuellement traités, par la communauté universitaire. Je pense devoir préciser que ces éléments me sont connus de par mon implication (d’assez longue date) dans deux structures entendant promouvoir la laïcité : « Laïcité Et Féminisme », association lilloise dont le champ d’action ne se limite évidemment pas au domaine de l’enseignement supérieur, même si elle s’y intéresse, et dont je suis membre, et une Commission Laïcité que j’ai créée (en octobre 2009) et à l’animation de laquelle je contribue au sein de la section de Lille1 du Snesup. Mais il est évident que je m’exprime ici en mon nom propre.
Dans un second temps, je vais m’interroger sur les raisons qui peuvent expliquer cette relative cécité en dépit de l’évidente nécessité de la défense de la laïcité, en tâchant d’apporter des éléments de réponse aux arguments fréquemment avancés pour justifier l’inaction.
I. D’abord la situation locale, donc. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que la situation de la région Nord-Pas de Calais, et donc conséquemment de l’Université Lille 1 (il faudra bientôt dire « Université de Lille »), en matière de laïcité, n’est pas anodine.
D’abord, bien sûr, parce que cette région est, de par les nombreuses industries (textiles, sidérurgiques, minières…) qui y ont fleuri de la révolution industrielle aux années 70 (pour simplifier), et qui étaient particulièrement gourmandes en main-d’œuvre bon marché, une terre de forte immigration, d’abord belge, polonaise, italienne, puis maghrébine, et donc de coexistence de communautés nationales, et religieuses, variées. J’y reviendrai.
Mais aussi, parce que le tissu industriel régional était très majoritairement entre les mains de quelques familles, qu’on a coutume d’appeler les « grandes familles du Nord », lesquelles étaient, et sont encore, du reste, très liées à l’église catholique. C’est ainsi que la région est dotée d’un réseau d’établissements d’enseignement supérieur catholiques extrêmement puissant, à peu près unique en France de par son ampleur, je crois. Son élément le plus emblématique, parmi une multitude d’écoles de commerce et d’ingénieurs notamment, est sans doute la FUPL (Fédération Universitaire et Polytechnique de Lille), couramment dénommée « La Catho », et abusivement auto-proclamée « Université catholique de Lille », ce qui constitue manifestement une usurpation de titre, puisqu’à l’évidence, une Université ne peut être que publique. Et c’est par ce point que je vais commencer mon exposé des exemples locaux d’atteinte à la laïcité.
A. Vous savez sans doute que, depuis au moins une dizaine d’années, les gouvernements successifs ont voulu un regroupement des établissements d’enseignement supérieur. Cette volonté politique s’est d’abord concrétisée par la création des PRES (Pôles de Recherche et d’Enseignement Supérieur). Celui qui concernait les Universités de Lille était le PRES « Université Lille Nord de France », créé en 2009. La FUPL en était membre associé, situation qui avait déjà soulevé de vives protestations (notamment syndicales). Mais les PRES se transforment aujourd’hui en COMUE (COMmunautés d’Universités et Etablissements). Or, celle qui remplace, depuis 2014, le PRES lillois, la COMUE « Lille Nord de France », dont les statuts ne sont pas encore officiellement adoptés, va intégrer cette fois la FUPL en tant que membre « à part entière », c’est-à dire avec le même statut, et donc les mêmes prérogatives, que les Universités.
Cette situation apparaît bien sûr inacceptable aux universitaires laïques. J’ai personnellement interpelé le Président de mon Université sur cette décision pour le moins contestable. Sa réponse s’est articulée en deux points :
C’est là, à mon sens, le premier volet des actes « anti-laïques » que nous devons déplorer au sein des Universités lilloises.
B. Pour le second, je me recentrerai sur le cas de Lille1, que je connais évidemment mieux. Il s’agit d’énumérer un certain nombre de manifestations communautaristes, plus particulièrement le fait de la communauté musulmane, cette fois, qu’a connues récemment le campus universitaire.
Je citerai en premier lieu deux faits dont j’ai moi-même été témoin.
Dans l’un de mes cours, d’abord : une étudiante y assistait voilée, ce qu’elle a évidemment le droit de faire, en tant qu’étudiante, dans le cadre de la législation actuelle. Je ne suis donc pas intervenue. Mais il se trouve que le responsable de la formation en question avait demandé aux étudiants de disposer devant eux un chevalet portant leurs nom et prénom, ainsi que, éventuellement, un visuel « leur correspondant ». Or, mon regard a été attiré par celui de cette jeune fille, qui représentait la photo d’une foule ; en m’approchant, il s’est avéré que c’était un rassemblement de fidèles à la Mecque, photo sous-titré de la mention « Allah est grand ». Il s’agissait là à l’évidence d’un acte de prosélytisme. Je lui ai donc demandé d’enlever son chevalet et, comme elle refusait de le faire, je l’ai moi-même retourné sur sa table. J’en ai immédiatement fait part au responsable de la formation. Fort heureusement, cette jeune fille était apprentie, donc salariée, statut qu’elle gardait lorsqu’elle assistait à ses cours à l’IAE. Le responsable de formation a donc contacté l’entreprise qui l’employait, qui a signifié à son apprentie qu’elle ne devait plus, à l’avenir, porter son voile dans le cadre de son activité salariée, et donc y compris à l’IAE. Cette affaire a donc été heureusement solutionnée, mais on peut regretter le fait que ce ne fût possible que grâce au Code du travail, et pas grâce au Code de l’éducation…
À l’occasion d’un examen dont j’étais responsable, ensuite : le règlement intérieur de notre Université précise que « avant et pendant les épreuves, le personnel chargé de la surveillance peut demander à tout candidat le retrait momentané d’un accessoire vestimentaire, le temps de procéder aux vérifications nécessaires, notamment pour s’assurer de l’absence de port d’oreillettes » [1]. Or, l’une des étudiantes concernées par l’examen en question était voilée. Dispensant un cours qui n’était pas terminé au moment où l’épreuve avait commencé, je suis arrivée alors que les étudiants étaient en train de composer. Je ne savais donc pas si la vérification avait été faite avant le démarrage de l’épreuve, et ai donc posé la question aux deux surveillants, qui se trouvaient être tous deux de sexe masculin. Ils m’ont répondu qu’une telle vérification ne pouvait se faire que par une surveillante de sexe féminin, et qu’elle n’avait donc jamais lieu lorsque la surveillance n’était assurée que par des hommes. Devant mon étonnement, ils m’ont précisé que cette consigne était donnée par le service des examens de l’Université. J’ai par la suite vérifié ces dires auprès de ce service, qui m’a confirmé cet « accommodement » et a ajouté qu’il était même arrivé que des surveillantes qui s’acquittaient de cette mission se le voient vivement reprocher par des enseignants présents, notamment du département de Sociologie.
Toujours en matière de prosélytisme, je peux citer également les multiples cas de locaux universitaires utilisés comme lieux de prière. La réponse qui a été apportée a consisté à fermer systématiquement les salles de cours lorsque ne s’y déroule aucun enseignement. C’est évidemment préjudiciable à l’ensemble des étudiants, qui sont ainsi privés de lieux d’étude et de travail personnel ou en groupes. Une étudiante a ainsi été surprise en train de prier dans les locaux universitaires. Elle a fait l’objet d’une procédure disciplinaire. Le Conseil de discipline réuni a décidé d’infliger un simple avertissement à l’étudiante, pour éviter tout risque de victimisation. Elle a cependant fait appel devant le CNESER (Conseil National de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche), dont on attend la décision. Son avocate se vante publiquement (par exemple, lors d’une conférence à laquelle elle participait le 02 avril 2014 à l’Institut d’Études Politiques de Lille) d’obtenir, grâce au recours devant le Conseil d’État qu’elle a l’intention de déposer ensuite, un « arrêt de principe Lille1 » (ce sont ses termes).
Un autre incident a été vécu dans la composante IEEA (Informatique, Électronique, Électrotechnique et Automatique). Un enseignant en Informatique, devant organiser un examen terminal, a pris soin de vérifier que la date qu’il allait fixer pour l’épreuve ne coïncidait pas avec le premier jour du ramadan, ce qui n’était évidemment pas la manifestation d’une obligation, mais de sa bonne volonté. Malheureusement, le ramadan a finalement débuté à une autre date, annoncée très tardivement, comme le veut une pratique assez courante, et qui correspondait justement à la date fixée pour l’épreuve en question. Les étudiants ont alors exigé que l’enseignant la modifie. Celui-ci étant alors en déplacement au Japon, il a fallu le contacter urgemment à l’autre bout du monde. Mais il a refusé de revenir sur la date qui avait été notifiée initialement et cette affaire n’a pas eu d’autre suite.
On peut sans doute considérer comme étant beaucoup plus graves les échauffourées qui ont perturbé la tenue des élections étudiantes au Conseil d’Administration de l’Université en mars 2014. Lors de ces élections se présentait notamment une liste dont la profession de foi ne comportait pas de sigle particulier, mais qui était visiblement un « copié-collé » presque intégral d’une autre profession de foi, déposée à Lille2, qui comportait, elle, le sigle de l’association « EMF » (Étudiants Musulmans de France). Or, le jour de l’élection, un groupe de membres de cette association, arrivés de Paris, ont investi l’un des bâtiments où se déroulait le scrutin et ont fait pression sur des étudiants, les empêchant physiquement de sortir du bâtiment avant d’avoir voté. Il a fallu une intervention des services de l’Université, dont son responsable des affaires juridiques, pour disperser les auteurs du trouble.
Dans ce même registre de l’intimidation, la fille d’une collègue enseignant-chercheur en Physique, elle-même étudiante à Lille1, et que son origine maghrébine pourrait laisser supposer musulmane, s’est vue un jour abordée sur le campus par un groupe de jeunes, sans doute étudiants, eux-mêmes apparemment maghrébins, qui lui ont demandé pourquoi elle n’était pas voilée, pourquoi elle ne respectait pas le ramadan… Celle-ci s’est vite retrouvée « coincée » par le groupe, qui accentuait sa pression. Fort heureusement, plusieurs de ses camarades, ayant remarqué la scène, sont intervenus et ont fait cesser ces menaces.
Au niveau des enseignants-chercheurs, un autre cas préoccupant nous a été signalé : deux jeunes doctorantes voilées ont été recrutées en tant qu’ATER (Attachées Temporaires d’Enseignement et de Recherche), à nouveau à l’IEEA, pour l’année 2012-2013. Préalablement à leur recrutement, il leur a été précisé, successivement par leur directeur de thèse et par le directeur de la composante, qu’elles ne pourraient pas porter le voile dans le cadre de leurs fonctions, ce qu’elles ont accepté. Elles se sont tout de même présentées voilées devant les étudiants à qui elles devaient dispenser des séances de Travaux Dirigés. Rappelées à l’ordre par le directeur de la composante, elles ont alors troqué leurs voiles contre ce qu’elles ont nommé des « bonnets » et qui étaient en fait des espèces de cagoules qui leur couvraient intégralement les cheveux, les oreilles et le cou. Le directeur de l’IEEA ayant saisi la présidence de l’Université de ce manquement aux obligations de neutralité qui s’appliquent à toute personne remplissant une mission de service public, quel que soit son statut, le vice-président chargé des ressources humaines a convoqué les jeunes femmes et leur a signifié qu’elles risquaient la rupture de leur contrat si elles persistaient dans cette attitude. Elles lui ont répondu qu’elles préféraient cela à l’abandon de leur couvre-chef. Suite à cet entretien, elles ont poursuivi leurs enseignements dans la même tenue. Nous avons alors demandé un rendez-vous à l’équipe de direction à ce sujet. Suite à cette entrevue, les deux ATER ont reçu une mise en demeure d’obtempérer sous peine de rupture de contrat. Elles n’ont pas changé d’attitude. Il a alors été décidé de… les dispenser de leurs enseignements, mais de ne pas rompre leur contrat, afin d’éviter une victimisation de ces jeunes femmes. Il en a résulté un allègement considérable de leur charge de travail, compensé par un surcroît de travail pour les collègues qui avaient signalé le problème à leur hiérarchie… Suite à ce fâcheux précédent et à nos protestations, la présidence de l’Université a rédigé un document que chaque nouvel ATER doit désormais signer au moment de son embauche, et qui rappelle que « le fait pour un agent du service d’enseignement supérieur public de manifester dans l’exercice de ses fonctions ses croyances religieuses en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion constitue un manquement à ses obligations ».
Mais l’incident le plus grave est sans conteste celui qu’a vécu un collègue, enseignant-chercheur en Biologie. Dans le cadre des séances de Travaux Pratiques qu’il dispense, les étudiants sont répartis en binômes afin de réaliser des expériences. Or, il avait remarqué que, dans l’un de ces binômes, composé d’un étudiant d’origine maghrébine et d’une étudiante, c’était toujours cette dernière qui faisait la « vaisselle » du matériel ayant servi aux manipulations à la fin de chaque séance. Il a donc fini par intervenir, et a imposé à l’étudiant de s’en charger à son tour. En conséquence, il a reçu, par mail, des menaces de mort. Mais aucune suite n’a pu être donnée à cette affaire, faute de preuve, le mail ayant été envoyé depuis un cyber-café…
II. Je pourrais multiplier les exemples montrant la nécessité de protéger le principe de laïcité, mais je vais maintenant m’attacher à illustrer la relative cécité dont fait preuve la communauté universitaire, et tenter d’y trouver des explications.
A. Là encore, les exemples de manifestation de la volonté de « ne pas voir » abondent. J’ai déjà, au fil de mon propos, évoqué des cas individuels, tels cette non-décision prise finalement à propos des jeunes ATER voilées dans le cadre de leurs fonctions, pour ne pas « faire de vagues », sans doute.
Mais le plus inquiétant reste certainement les cas de cécité collective de la communauté universitaire. Un premier exemple a été évoqué précédemment, c’est celui de l’entrée de « La Catho » dans la COMUE « Lille Nord de France », qui ne semble poser problème qu’à une poignée de « laïcards grincheux et rétrogrades ».
J’en exposerai un second, celui de l’IUT de Tourcoing, composante de l’Université Lille3. Cet IUT connaissait de plus en plus de manifestations religieuses, telles le port de signes ostensibles. Son Conseil d’Administration a alors voté, à l’unanimité, l’interdiction de tout port d’un signe visible d’appartenance religieuse dans l’enceinte de l’établissement : « les signes et tenues dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse sont interdits dans l’enceinte de l’IUT » [2]. Le règlement intérieur de cet IUT a ainsi adapté la loi du 15 mars 2004, qui a interdit « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse » [3] et qui n’est, comme vous le savez, d’application obligatoire que dans les établissements d’enseignement primaire et secondaire (publics, bien sûr), à un établissement d’enseignement supérieur. Les années suivantes se sont déroulées paisiblement, dans le respect de cette règle, sans heurts de la part des étudiants et sans, comme d’aucuns pouvaient le craindre, qu’une seule action en justice ne soit menée en vue de son annulation. Mais des enseignants et enseignants-chercheurs s’interrogeaient sur le bien-fondé d’une telle interdiction, sur le mode « sommes-nous fondés à imposer cette restriction de liberté ? ». Il a alors suffi d’un changement de composition du Conseil d’Administration (et peut-être aussi du départ à la retraire du président de l’association « Laïcité Et Féminisme », qui était en poste dans cet IUT et avait beaucoup fait pour alerter ses collègues sur les dangers des atteintes à la laïcité et provoquer leur réflexion à ce sujet) pour que l’article en question disparaisse du règlement intérieur et qu’on en revienne à la situation antérieure. Il s’agit donc manifestement là de la volonté collective d’une instance universitaire de ne pas défendre la laïcité.
Il est clair que, dans l’un et l’autre de ces deux cas d’aveuglement collectif, le seul moyen de les éviter serait l’adoption de mesures législatives, seules à même de garantir, sur l’ensemble du territoire de la République, les mêmes droits et devoirs à tous, sans qu’il soit besoin de compter sur la clairvoyance de l’ensemble des instances universitaires, dont on voit bien qu’il s’agit, malheureusement, d’une utopie.
B. Pourquoi cet aveuglement ?
Je passerai rapidement sur un possible sentiment de peur, évidemment fort compréhensible, et d’autant plus dans le contexte actuel. Je me bornerai à mentionner que, si la loi posait le principe d’une interdiction totale de toute entorse à la laïcité sur les campus universitaires, les équipes dirigeantes n’auraient pas à assumer les risques que leur fait courir leur volonté de la protéger.
Je m’attarderai davantage sur deux autres arguments fréquemment avancés pour justifier l’inaction.
Le premier est l’accusation, pour le moins fréquente, d’islamophobie, assimilée à du racisme et assénée sur la tête des militants laïques, au sein des universités comme ailleurs, du reste. Ce qui est présenté comme une terrible insulte relève, à mes yeux, d’une double imposture :
Il n’empêche que cette confusion fait florès, parfois par commodité de vocabulaire (mais on connaît le danger des glissements sémantiques), souvent par manipulation consciente.
Le second concerne une différence fondamentale de nature qui existerait entre les établissements d’enseignement supérieur et les établissements d’enseignement primaire et secondaire. Voyons si celle-ci existe.
Je passerai rapidement sur le premier argument traditionnellement avancé pour justifier l’existence d’une telle différence, à savoir le fait que les étudiants sont majeurs, au contraire des lycéens. On sait bien que de nombreux lycéens le sont également (en Classes préparatoires et en Sections de technicien supérieur notamment, mais pas uniquement, puisque 27,8% des élèves de Terminale générale et technologique et 74,2% des élèves de Terminale professionnelle étaient majeurs à la rentrée de l’année scolaire 2013-2014) [4] et qu’à l’inverse, certains étudiants sont mineurs et donc dépourvus de la liberté de conscience.
Mais surtout, le « service public de l’enseignement supérieur » [5] constitue le cinquième « niveau » du « service public national » de l’éducation [6] (les quatre premiers étant constitués des écoles maternelles, des écoles élémentaires, des collèges et des lycées). Et d’ailleurs, la loi affirme clairement que « le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique » [7]. Rien ne semble donc s’opposer à un élargissement du périmètre d’application de la loi de 2004 aux établissements d’enseignement supérieur.
Mais, en attendant, si je puis dire, certains collègues craignent de voir un règlement intérieur qui interdirait le port des signes ostensibles au sein d’un établissement d’enseignement supérieur annulé pour illégalité, au motif qu’un règlement intérieur ne saurait priver des individus d’une liberté que leur accorde la loi. Certes, mais la loi exprime aussi clairement la règle suivante (en matière de droit privé, il est vrai, mais il s’agit là d’un principe fort) : « le règlement intérieur ne peut contenir […] des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché » [8]. Ainsi, on peut donc, à travers un règlement intérieur, restreindre les libertés des personnes, et c’est même là son objet, mais à condition de respecter cette double condition, la justification par la nature de la tâche à accomplir et la proportionnalité au but recherché (on se souvient qu’il s’agit là d’un élément de la décision de justice finale relative à l’affaire « Baby Loup »). Or, de quelle nature la tâche à accomplir par les établissements d’enseignement supérieur est-elle ? Le Code de l’éducation répond à cette question : « les écoles, les collèges, les lycées et les établissements d’enseignement supérieur sont chargés de transmettre et de faire acquérir connaissances et méthodes de travail. Ils contribuent à favoriser la mixité et l’égalité entre les hommes et les femmes, notamment en matière d’orientation » [9]. Quant au service public de l’enseignement supérieur, plus particulièrement, il « contribue […] à la réduction des inégalités sociales ou culturelles et à la réalisation de l’égalité entre les hommes et les femmes en assurant à toutes celles et à tous ceux qui en ont la volonté et la capacité l’accès aux formes les plus élevées de la culture et de la recherche » [10]. On ne saurait être plus clair : le service public de l’enseignement supérieur a donc la double mission de transmettre des savoirs et de contribuer à la mixité et à l’égalité entre les hommes et les femmes. Il me semble que ces deux objectifs suffisent amplement à justifier l’usage, dans le règlement intérieur, de mesures assurant le respect de la laïcité, seule à même de permettre à la fois la protection des savoirs contre toute forme d’obscurantisme religieux et l’émancipation féminine.
Enfin, le dernier argument parfois invoqué pour justifier qu’on se refuse à affirmer le nécessaire respect de la laïcité sur les campus par un texte de loi consiste en la particularité que ces lieux connaîtraient en raison de la franchise universitaire. Ce terme désigne le statut dont bénéficient, en France, les universités et selon lequel les forces de l’ordre ne peuvent y intervenir sans leur accord. Cet argument ne me semble nullement décisif. D’abord, il est assez « amusant » de noter que cette particularité est née, au Moyen-Âge, précisément du caractère religieux des universités, qui les affranchissait en quelque sorte du pouvoir temporel. La franchise universitaire est en effet créée par une bulle pontificale de 1231, suite à la grève de 1229 qu’avait connue l’Université de Paris. De par ce texte, seul l’évêque pouvait désormais enfermer en sa prison les étudiants coupables. Cette origine est de nature à semer le doute quant à la capacité de cette notion à garantir le respect de la laïcité ! Il est vrai, pourtant, qu’elle a survécu à l’Ancien Régime, puisqu’on la retrouve aujourd’hui dans l’article L712-2 du Code de l’éducation, qui pose que le Président d’une université « est responsable du maintien de l’ordre » et qu’à ce titre, il est le seul à pouvoir « faire appel à la force publique ». La notion de franchise a donc pour fonction de garantir la liberté d’expression des universitaires en les prémunissant contre toute intervention intempestive des forces de l’ordre. Pour autant, il faut distinguer le droit et les interventions qui visent à en assurer le respect. Autrement dit, ce n’est pas parce que l’Université assure, par son Président, le maintien de l’ordre qu’elle est fondée à dire le droit. Au contraire, la liberté n’existe que dans le cadre de la loi, et la vocation de cette disposition ne saurait être de créer de nouveaux « territoires perdus de la République ».
Il est temps, je crois, de conclure et, puisque nous nous trouvons aujourd’hui dans ce lieu prestigieux où naissent les lois de la République, je terminerai mon propos en appelant de mes vœux une loi qui permettrait à l’Université de vivre dans le principe de laïcité. Une telle loi montrerait que les représentants du peuple ont « ouvert grand les yeux », parce que, comme l’a dit Albert Einstein, « le monde est dangereux à vivre non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ».
[1] Article 120.3.
[2] Article 39bis.
[3] Article L141-5-1 du Code de l’éducation (CE).
[4] Source : education.gouv.fr.
[5] CE, art. L123-2.
[6] CE, art. L211-1.
[7] CE, art. L141-6.
[8] Article L1321-3 du Code du travail.
[9] CE, art. L121-1.
[10] CE, art. L123-2.
Lire aussi Colloque du CLR « Laïcité et enseignement supérieur » (Paris, 30 mai 15) (note du CLR).
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