Revue de presse

Marcel Gauchet : « Si cette crise pouvait être l’occasion d’un vrai bilan et d’un réveil collectif ! » (lefigaro.fr , 25 mars 20)

Marcel Gauchet, philosophe, rédacteur en chef de la revue "Le Débat". 26 mars 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"[…] Pourquoi l’Europe est-elle devenue l’épicentre de la crise sanitaire, tandis que des pays théoriquement moins développés, comme la Corée du Sud, la surmontent avec de très faibles pertes humaines et sans confinement généralisé ?

C’est que la Corée est mieux développée que nous ne le pensions. Elle monte, tandis que nous descendons. Nous payons en Europe le prix d’un sentiment de sécurité mal fondé et d’un sens exacerbé jusqu’à l’anarchie des libertés personnelles. La discipline confucéenne est meilleure conseillère en la circonstance. Ajoutons que la proximité avec la bombe biologique que constitue la Chine incite à l’anticipation et à la prudence. Au demeurant, la situation européenne est d’une diversité parlante dont il sera intéressant de tirer le bilan. Les pays catholiques comme l’Italie ou la France se distinguent par la combinaison de l’anarchie privée et de l’autoritarisme public, là où les pays protestants se reposent davantage sur le sens de la responsabilité personnelle.

[…] Que révèlent les polémiques autour de la chloroquine ?

Nous sommes en train de rejouer, du point de vue du mécanisme, l’épisode de la taxe carbone sur les carburants : consensus de l’« expertocratie » et révolte de l’opinion par le truchement des réseaux sociaux. La manière dont la science officielle a traité la proposition du Pr Raoult est ahurissante de conformisme.

Comme si en situation d’urgence, il ne fallait pas tout essayer tout de suite, d’autant que les risques, en l’occurrence sont minces. Et les hésitations du gouvernement ont montré sa trop grande dépendance envers la technocratie médicale. Le politique doit évidemment s’appuyer sur elle, mais aussi savoir s’en affranchir quand l’initiative s’impose.

L’Union européenne est-elle une structure capable de nous protéger ?

L’Union européenne ne s’est pas définie pour nous protéger, mais au contraire pour nous ouvrir sur le grand large, enfermés que nous étions dans nos espaces trop nationaux. Nous étions trop protégés, il allait falloir accepter les risques de la concurrence mondiale. Nous y sommes. Le couple infernal du mercantilisme allemand et de la prétention française à jouer dans la cour des grandes puissances s’est montré pour une fois efficace en tirant dans la même direction, avec des arrière-pensées opposées.

Des gouvernements plutôt libéraux, comme à Paris et à Rome, sont obligés de prendre des mesures de confinement remettant en cause temporairement nos libertés individuelles. Comment expliquer ce paradoxe ?

Il n’y a pas de paradoxe, mais une grande logique au contraire. Ce n’est pas l’orientation idéologique des gouvernements qui compte, en la circonstance, ce sont les contraintes de la situation. Face à des sociétés très indisciplinées, l’autoritarisme est le seul remède. Et c’est en outre le moyen de faire oublier ses propres carences et faiblesses. « Puisque nous n’avons pas de masques, ni de tests, décrétons qu’ils sont inutiles et que nous avons beaucoup mieux sous la main en bouclant tout le monde à la maison. » Reste à voir jusqu’où ce cache-misère pourra tromper son monde.

Cette stratégie peut-elle tenir à l’heure de l’individualisme et de « l’archipel français » ?

Pour l’essentiel, oui, je pense. Car cet individualisme n’empêche pas les individus en question d’avoir un très fort sentiment de leur vulnérabilité et de leur besoin de protection. Ils savent ce qu’ils doivent à la société qui permet leur individualisme. Pour ce qui est des zones hors contrôle du territoire, c’est une autre question.

Que révèle la crise sanitaire des fractures de notre pays ?

Toutes les crises ont un effet de loupe. Elles grossissent des faits que l’on connaissait déjà très bien, mais elles en font aussi apparaître d’autres qui restaient peu visibles. L’inégalité entre riches et pauvres n’est pas une découverte. Il est plus agréable de passer le confinement dans une grande maison avec jardin à la campagne qu’entassé à plusieurs dans un appartement exigu. De même l’existence de territoires où la loi commune et la discipline collective s’appliquent très mal n’est pas un scoop. On ne peut pas dire non plus que la difficulté de communication entre le personnel dirigeant et la masse de la population est une nouveauté. Il me semble toutefois qu’elle a atteint un degré préoccupant.

Mais il y a une fracture que je n’avais pas perçue à ce point et que je trouve très inquiétante pour l’avenir, qui est la fracture générationnelle entre jeunes et vieux. Elle s’est manifestée en grand au travers des attitudes de défi, presque, vis-à-vis des règles de protection qu’on a observées dans un premier temps. Sans que rien ne soit dit trop ouvertement, il était visible qu’une population jeune se sentait peu concernée par le sort de la population âgée, victime prioritaire de la maladie, pour le dire poliment. Les jeunes savent bien qu’ils seront vieux un jour. En attendant, ils voient un système social qui fonctionne massivement à l’avantage des seniors, sans qu’eux-mêmes soient assurés d’en bénéficier à l’avenir. Il y a là un décalage dans les perspectives existentielles qu’il va falloir prendre très au sérieux.

Certains observateurs vont jusqu’à vanter le « modèle chinois ». La Chine peut-elle sortir gagnante de la crise ?

La force totalitaire a toujours eu et continue d’avoir ses admirateurs. C’est le moment ou jamais de se souvenir que les démocraties ont d’autres exigences. Et ne cédons pas bêtement au mirage de l’efficacité chinoise. Ne pas oublier que c’est à la volonté initiale d’escamoter le problème - caractéristique de ce genre de régimes - que nous devons la pandémie mondiale. Le point de départ est un Tchernobyl sanitaire qu’il a fallu ensuite compenser par des mesures policières extrêmes qui n’ont pas empêché la diffusion planétaire du virus. Les dirigeants chinois ont certainement l’intention de sortir gagnants de la crise. Ils le montrent déjà, en ne se privant pas de nous donner des leçons.

Eux raisonnent stratégiquement, à la différence de nos dirigeants à nous. Mais la crise a suffisamment mis en lumière cette faiblesse et notre naïveté pour provoquer un sursaut minimal. Le bas coût de main-d’œuvre va peut-être cesser de faire figure de critère ultime dans les cervelles occidentales. Peut-être les Européens vont-ils découvrir que l’anarcho-consumérisme et la vision touristique du monde ne fournissent pas la philosophie appropriée pour se maintenir à la hauteur de leur passé.

Quelles leçons pouvons-nous d’ores et déjà tirer de cette crise ?

La leçon principale est la priorité qui doit être donnée à la cohésion collective, telle qu’elle est garantie par la dimension politique, par rapport au tout-économique. Arrêtons une bonne fois avec les âneries sur le postnational. Les marchés ne font pas le travail. Leçon seconde qui découle de la première : la qualité de la vie dépend plus du niveau des équipements collectifs que des revenus individuels. Le système de santé et le système d’éducation sont ce que nous avons ensemble de plus précieux. C’est à eux que doit aller la priorité.

Si le « modèle chinois » n’est pas une option, la démocratie libérale, telle qu’elle est pensée en Occident depuis les années 1980, est-elle en train de montrer ses limites ?

Il n’y avait pas besoin de cette crise pour observer les limites en question. Elles étaient déjà très visibles à l’œil nu.

Quelles sont ces limites ?

Un exemple typique du dérèglement des esprits et des institutions, au milieu de la crise. Des organisations syndicales de médecins saisissent le Conseil d’État pour réclamer un confinement total, comme si leur avis, si respectable soit-il, avait la priorité absolue par rapport à la vie du pays. Le Conseil d’État, au lieu de se déclarer incompétent, comme c’eût été son devoir, l’affaire ne relevant clairement pas du droit administratif qui est son domaine, rejette le recours, mais morigène le gouvernement et lui explique ce que devrait être sa politique. Au nom de quoi ?

Et le gouvernement s’aplatit comme un mauvais élève pris en faute. Personne ne semble plus savoir ce qu’est le politique, à savoir la responsabilité suprême du fonctionnement d’une société dans son ensemble, responsabilité justifiant le choix par les citoyens de ceux qui ont à l’exercer. L’idée même de la souveraineté démocratique s’est brouillée en se diluant dans une gouvernance chaotique. […]"

Lire "Marcel Gauchet : « Si cette crise pouvait être l’occasion d’un vrai bilan et d’un réveil collectif ! »".


Voir aussi la rubrique Crise du coronavirus (note du CLR).


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