(L’Express, 10 août 23) 18 août 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Promesses mirobolantes, mises en scène macabres : certains "sorciers" font tout pour que leurs clients tombent sous leur emprise.
Par Antoine Beau
Lire "Meurtres, arnaques et envoûtements : quand les marabouts vous veulent du mal".
"Après sa séance, Lisa* s’est sentie un peu plus légère. Elle était de ceux qui sourient tout au plus en lisant les promesses dans les annonces, en parcourant les petits bouts de papiers jetés dans les boîtes aux lettres ou mis dans les mains des badauds du métro. Comment les marabouts, ces médiums africains, figures populaires souvent associées au folklore du continent, pourraient-ils bien permettre à la seule force de leur pensée le "retour de l’être aimé", de raviver la "puissance sexuelle", ou de faciliter "l’abandon de la cigarette" ?
Il y a deux ans, la jeune femme, diplômée d’un master en coopération internationale à Nanterre s’est tout de même laissée aller à une séance, par curiosité. L’expérience l’a vaccinée, elle n’a plus jamais recommencé. En visioconférence, à cause de la crise sanitaire. Derrière sa webcam, elle demande au sorcier d’améliorer sa réussite au travail. Le marabout se concentre un instant, puis il lui recommande d’offrir des tubes de dentifrices à ses collègues jaloux, pour couper leur pouvoir de nuisance. La méthode l’a fait pleurer de rire. Elle valait bien de perdre 10 euros.
De l’urine, de l’œuf et un sort
Après sa première séance, Anissa*, elle, ne s’est plus jamais arrêtée. A 37 ans, cette coiffeuse à domicile a déjà vu beaucoup de marabouts : des bons, des mauvais, des chers, des farfelus, des sérieux, des bienveillants, des pernicieux. En Afrique du Nord, d’où vient sa famille, on les appelle les talebs. Vrai ou fausse magie, mais réel pouvoir de nuisance : leurs pratiques sont loin d’être anodines pour ceux qui y croient, prévient la jeune femme, qui ne vit plus que de malheurs en malheurs à cause, dit-elle, des sorciers que tout le monde fréquente dans son entourage et qui se sont introduits dans sa vie.
Lorsque ses parents étaient encore ensemble, la jeune femme a vu son père faire de plus en plus d’allers-retours au Maroc. Il y aurait rencontré un taleb, pour ne plus jamais s’en défaire. Anissa soupçonne ce voyant d’être en réalité à la solde d’une de ses cousines, jalouse du couple parental. Le père aurait été manipulé. Sous emprise, il aurait lui-même participé à des rites pour ensorceler toute sa famille, avant de divorcer. "On a retrouvé des sortilèges écrits en arabes sous les meubles ; il nous a avoué que c’était lui".
L’année dernière, Anissa a aussi découvert des artefacts incantatoires chez elle, comme cette bouteille cachée derrière les toilettes, remplie d’urine et de blancs d’œuf. "Un puissant cocktail", assure-t-elle. Elle a aussi surpris son ex-compagnon se savonnant avec un liquide noir inhabituel. Un imam basé près de chez elle, dans le sud de la France - elle ne veut pas donner le nom de la ville pour éviter le mauvais œil - lui a affirmé qu’il s’agissait de sorcellerie. "Encore un coup d’un marabout qui a vendu ses services à plusieurs personnes", soupçonne-t-elle. Au lieu d’aider son mari, le sorcier l’aurait utilisé pour l’atteindre, elle.
Après cette découverte, les disputes avec son mari se sont intensifiées. Elle pique des crises, il la frappe et le couple finit par se séparer. Depuis, Anissa a arrêté de travailler. Elle s’occupe désormais seule de leur enfant et reste sur le canapé le restant de ses journées. Elle se sent "comme en dépression", dit-elle, mais refuse de consulter un psychiatre, convaincue qu’elle est envoûtée. "Le psy va me prendre pour une folle. Et de toute façon, la sorcellerie est bien plus forte que la psychologie".
Saignements et convulsions
Si les talebs ou autres marabouts sont souvent considérés par une large partie des musulmans comme des charlatans qui détournent traditions et religions à leur compte, certains prédicateurs de l’Islam proposent tout de même des rites visant à mettre fin aux malheurs. L’équivalent de l’exorcisme pour la chrétienté. Mais la pratique reste rare et controversée. Durant certaines séances, Anissa se gratte à en saigner. Pendant une autre, elle se met à convulser. N’est-ce pas la preuve qu’elle est envoûtée ?
La jeune mère dit ne pas avoir dépensé plus de quelques centaines d’euros pour tous ces rituels, qui n’ont rien changé ni à sa situation familiale, ni à ses humeurs. Mais certains marabouts mal intentionnés n’hésitent pas à soutirer des fortunes à ceux dont les histoires de mauvais sorts tournent à l’obsession. Chaque année, la Miviludes, la mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires, reçoit des signalements à ce sujet. Souvent, ils viennent de la part de proches qui dénoncent un changement brutal de comportement.
La presse locale regorge d’arnaques ou de manipulations du même genre. 6 juin 2023 : un marabout toulousain est placé en garde à vue, suspecté d’avoir pris 44 000 euros à un retraité en promettant de désenvoûter sa fille. En février de la même année, un autre sorcier, basé à Nice, a été condamné à six ans de prison pour avoir extorqué plus de 400 000 euros à ses victimes. Dans un registre différent, un marabout de 39 ans a été condamné en juin dernier par le tribunal correctionnel de Senlis, dans l’Oise, à trois ans de prison pour avoir utilisé son influence pour forcer des relations sexuelles avec ses clientes.
Depuis son bureau du Xe arrondissement de Paris, Youcef Sissaoui affirme avoir vu passer une multitude de dossiers de dérives du même type. Lui-même marabout, il a créé l’Institut national des arts divinatoires (Inad), en 1987, une association qui tente de faire adopter par la profession une charte de déontologie, pour remédier à l’absence de réglementation spécifique. "On y croit, on n’y croit pas, mais tout ne peut pas être permis : affirmer que la personne va mourir, qu’elle est envoûtée, ce n’est pas possible. Il faut s’en tenir à des conseils et un accompagnement psycho-spirituel", plaide-t-il.
Bien qu’elle soit légale, l’activité de marabout n’est pas reconnue. Il n’existe donc aucun recensement. Mais pour Youcef Sissaoui aucun doute : la pratique explose. Il n’y aurait qu’à compter le nombre de stars qui y recourent. En 2022, l’affaire Pogba, du nom du footballeur français, a rappelé à quel point les sportifs de haut niveau, surtout ceux issus de la diaspora africaine, sont friands de ce genre de superstitions. L’ex-président du PSG Michel Denisot avait lui-même eu recours aux services d’un sorcier pour tenter de faire gagner son club, en 1997.
Outre les sportifs, des stars de téléréalités et influenceurs ont aussi succombé aux charmes des marabouts, comme la presse people aime s’en faire l’écho. Carla Moreau, connue pour sa participation au programme Les Marseillais, aurait dépensé plus de 2 millions d’euros pour leurs services. "Aujourd’hui, n’importe quel balayeur mal intentionné met une djellaba et se dit marabout. Certains promettent monts et merveilles, d’autres sont des maîtres chanteurs. Après que les clients ont demandé un mauvais sort, ils menacent de tout révéler", grince Youcef Sissaoui.
Meurtres et mises en scène
En fouillant dans ses dossiers, le responsable associatif se remémore quelques mises en scène que certaines victimes lui ont rapportées. "Les marabouts maléfiques réveillent leurs clients au milieu de la nuit, en se faisant passer pour le diable, et font ainsi croire à leurs victimes qu’elles ont encore plus besoin d’eux", ajoute-t-il. De quoi bouleverser les personnes les plus sensibles.
Parfois, l’emprise dépasse l’entendement. Comme cette fois où un jeune entrepreneur de Troyes, David V. s’offre les services d’un sorcier africain, afin qu’il l’aide à hériter de l’entreprise familiale. "Instable mentalement, l’homme est très vite devenu accro aux messages de son médium. Jusqu’à se convertir à l’islam ou encore à voler dans la caisse pour le satisfaire", raconte son avocat, maître David Parison.
Face à ce comportement, ses parents l’ont licencié, mettant fin à ses ambitions. Un jour, après avoir échangé avec son marabout, David V. se munit d’un marteau et détruit le crâne de sa mère. Selon la justice, par son emprise et le niveau de détresse dans lequel il a placé David V, le sorcier a participé au meurtre. Il a écopé de quinze ans de prison en dernière instance. David, lui, devra passer vingt ans dans sa cellule.
* Les prénoms ont été modifiés."
Voir aussi dans la Revue de presse tout le dossier L’Express "L’inquiétant essor de l’ésotérisme" (10 août 23), les rubriques Complotisme, Sectes, Liberté d’expression : culture (note de la rédaction CLR).
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