Revue de presse

"Mais où est-passé "Ça-n’a-rien-à-voir-avec-l’islam" ?" (E. Conan, Marianne, 27 nov. 15)

6 décembre 2015

"Ils ne savent plus très bien comment en parler. Même si certains se cachent encore derrière leurs épais petits doigts en répétant « Daech ! », « Daech ! », « Daech ! ». Ce mot-valise arabe dans lequel est camouflé celui d’« Etat islamique ». Surtout ne pas traduire. Ne pas entendre « islamique ». Ils l’ont tellement répété : « Ça n’a rien à voir avec l’islam. » Çela crée des habitudes. Mais ils n’y croient plus. Ils se mettent à faire la chasse aux imams salafistes ! Ces représentants d’un islam qualifié de « rigoriste » ou « raditionaliste », invités encore hier dans leurs mairies ou leurs journaux. Les voilà aujourd’hui amalgamés avec les tueurs de l’Etat islamique. Et François Hollande n’invoque plus telle une catastrophe naturelle la « menace terroriste » : même si « prononcer le mot islam écorche la bouche du président », comme l’a dit Marcel Gauchet, il a nommé pour la première fois le « djihadisme ». Lequel « relève d’une pathologie propre à l’islam », explique de son côté le Monde qu’un « devoir de vérité » a contraint à révéler a ses lecteurs que la France est impliquée dans « une guerre entre musulmans ».

Il aura donc fallu beaucoup de sang et de larmes pour admettre ce que disaient les bons connaisseurs. Il n’y a pas un islam. Il y en a beaucoup. Ils se font depuis longtemps la guerre. La nouveauté, c’est qu’elle se mondialise. Après deux siècles de domination coloniale, sans leadership depuis la fin du califat en 1924, le monde islamique se déchire à nouveau entre partisans de la modernité (version turque ou tunisienne), d’un conservatisme avachi (Arabie saoudite) ou d’un retour aux premiers siècles de l’expansion fulgurante de l’islam par le glaive et les conversions forcées. L’Etat islamique appartient bien à cette branche réactionnaire et l’Arabie saoudite ne doutait pas que ses « combattants et martyrs » fussent de bons musulmans quand elle soutenait leur lutte contre l’hérésie chiite.

Pourtant, le vocabulaire était déjà là. La police surveille « l’islam radical ». L’islam des racines. Et tout le monde préfère « l’islam modéré ». Il faut donc le modérer ? Oui, le « moderniser », dit Julien Dray, qui appelle aujourd’hui les musulmans de France à un « débat théologique ». Cela fait longtemps que des voix musulmanes le proposent. Dans le sillage du regretté Abdelwahab Meddeb - qui expliquait que « l’islamisme est la maladie de l’islam, mais les germes sont dans le texte » -, Ghaleb Bencheikh, Abdennour Bidar ou Kamel Daoud ont soulevé le problème des contenus problématiques du Coran servant de justifications aux djihadistes. Avant les attentats de janvier dernier, Bidar écrivait dans sa Lettre ouverte au peuple musulman, publiée par Marianne, que l’Etat islamique était un « monstre » né d’un islam « écartelé entre passé et présent » qu’il suppliait de se guérir par « l’autocritique ». Ces voix courageuses identifiaient les « racines du mal » : « le refus du droit à la liberté vis-à-vis de la religion », « l’affirmation de la supériorité de l’islam », « l’antisémitisme ». Et réclamaient l’abandon des versets du Coran violemment hostiles aux gens du Livre (juifs et chrétiens), « incompatibles avec les droits de l’homme », pour créer un « islam complètement refonde selon les valeurs de notre terre d’Europe : la liberté de conscience, l’egalite des sexes, la tolerance ».

Ces appels à la réforme ont suscité plus de gêne que d’encouragement. Tant chez les représentants de l’Etat qui n’ont jamais osé imposer la liberté de conscience au Conseil français du culte musulman que chez les imams les plus sympathiques et les mieux intentionnés qui connaissent la difficulté. Comme celui de Bordeaux, Tareq Oubrou, qui, avec sa franchise, ne répond plus de rien. Ni des institutions musulmanes : « Elles sont dépassées, elles n’ont aucune influence » Ni du Coran : « C’est un texte anarchique », « il a besoin d’une doctrine herméneutique a priori pour être approché. Manipuler la religion, c’est comme manipuler un explosif ». Oubrou, qui sait qu’il y en a d’autres, dit « représenter les musulmans qui veulent vivre tranquillement ». Tous ceux qui ont fait ce « travail en profondeur quant à leur théologie de l’altérité » qu’il réclame et préfèrent vivre en paix avec les autres. Tous ceux qui veulent oublier les racines guerrières. Qui sont fatigués de ce complexe de supériorité désespéré. Qui sont plus intéressés que dégoûtés par ce que leur offre l’Europe. Mais on ne les entend pas. Parce qu’eux aussi ont peur. De l’amalgame avec les terroristes de l’Etat islamique qui les prennent en otage. Mais aussi de l’Etat islamique qui les amalgame avec les « mécréants ». Le contrôle de l’islam européen menacé de réforme, en particulier dans la France laïque, est un enjeu islamiste. Pour sortir de ce malheur musulman, pour chasser les amalgames mortifères, il faut les aider à devenir acteurs d’un amalgame positif entre partisans d’un islam réformé et défenseurs des droits de l’homme. Et d’abord en finir avec cette cage néocoloniale appelée « la communauté musulmane » en favorisant la discussion et la division entre musulmans. La démocratie permet de s’opposer sans se tuer. Que chacun puisse choisir, parfois dans la douleur, mais librement et sans inquiétude. Les aider, cela veut dire cesser de flatter et de courtiser les islamistes qui les intimident et appliquer fermement les lois qui les en protègent."

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