Extraits de "Assimilation : la fin du modèle français" (Toucan). Michèle Tribalat est démographe, spécialisée dans le domaine de l’immigration. 7 octobre 2013
"Nous n’offrons plus, aux yeux des autres, un modèle suffisamment enviable pour qu’ils fassent l’effort d’adapter leurs modes de vie lorsque c’est nécessaire. Pour que l’assimilation fonctionne, il faut en effet que ce qui est proposé aux nouveaux venus soit attrayant. Pourquoi voudrait-on que l’on endosse l’habit du Français avec enthousiasme si celui-ci a l’air tout dépenaillé ? L’Europe, écrit Pascal Bruckner, « n’a pas de pire ennemi qu’elle même, sa culpabilité taraudante, le scrupule poussé jusqu’à la paralysie. Comment voulons-nous être respectés si nous ne nous respectons pas, si nous ne cessons, par médias et littérature interposés, de nous dépeindre sous les traits les plus négatifs ? »
Par ailleurs, la rhétorique sur les principes républicains sonne creux. Nous n’arrêtons pas de répéter que si les immigrés et leurs descendants éprouvent des difficultés dans les banlieues de nos grandes villes, c’est parce que la République n’a pas tenu ses promesses. Pour que la promesse laïque retrouve une capacité d’attraction, nous dit Gilles Kepel, « il faudrait […] que l’insertion dans la société par l’emploi rende au peuple dans sa diversité une pleine croyance dans les valeurs de la nation et que l’éducation lui en ait fourni les capacités. » On remarquera l’emploi du verbe « fournir ». L’école de la République doit « fournir », à tous, les capacités nécessaires à l’insertion sur le marché du travail. Le citoyen en herbe n’est qu’un sujet passif auquel la République doit tout apporter. La République est un fournisseur et si le sujet n’a pas le niveau requis, c’est de sa faute à elle.
Cette rhétorique sur les promesses républicaines a bien des inconvénients. Elle a tendance à surévaluer ce que les institutions sont capables d’accomplir. Elle déresponsabilise, démobilise l’ardeur individuelle, fournit un argumentaire tout prêt pour rationaliser ses propres insuffisances et transforme les institutions en guichet. Elle fait oublier que la devise républicaine n’est pas un programme d’action publique dont il suffirait que les institutions l’appliquent scrupuleusement pour satisfaire tout le monde mais que tous doivent contribuer, par l’effort sur soi, pour qu’elle s’incarne. La devise républicaine n’est pas une vapeur qui flotte dans l’air. Elle résulte de l’application de tous à la faire vivre, avec le soutien des institutions. Cette rhétorique des promesses est démobilisatrice pour ceux qui ont le plus d’efforts à fournir et consolante pour ceux qui occupent les places enviables conquises grâce au système méritocratique. Christopher Lasch fait remarquer que les gens de gauche comme de droite, qui n’ont pas de mot assez dur pour les privilèges héréditaires, « se contentent d’arguments douteux pour dire que l’éducation ne tient pas ses promesses d’encourager la mobilité sociale. Ils semblent sous-entendre que, si c’était le cas, personne n’aurait, supposent-ils, la moindre raison de se plaindre » .
Gilles Kepel, dans son enquête à Clichy-Montfermeil, illustre bien ces attentes démesurées d’individus qui ne se donnent pas toujours les moyens de les réaliser. Redouane, né au Maroc, a passé une maîtrise en administration économique et sociale en France et travaille dans une association spécialisée dans l’insertion locale. Il a été un temps contractuel de l’éducation nationale après avoir échoué au concours de l’IUFM, sans qu’on sache dans quelle discipline. Il a échoué à l’oral, « épreuve ou l’aisance langagière et le capital socio-culturel sont déterminants » nous dit Gilles Kepel. On apprend, deux pages plus loin, « qu’il ne lit pas et ne semble guère à même ou désireux d’accroître son capital culturel. » Comment espérer enseigner aux enfants sans lire et sans désir d’apprendre soi-même ? Pourquoi alors dépeindre Redouane comme quelqu’un qui « se retrouve piégé dans le quartier d’où il sort peu et qui bride ses capacités d’ascension sociale ». L’intéressé se dit satisfait de son travail qui lui permet de rester dans « sa ville » et à proximité de son domicile, même s’il souhaite quitter la France. Que fait-il de son temps libre ? Il « fréquente les mosquées » apprend l’arabe, fait du footing et du vélo .
Par ailleurs, les musulmans n’ont pas forcément hâte d’adopter nos modes de vie, pas seulement parce que nous ne les valorisons pas nous-mêmes et les dénigrons, mais aussi parce qu’ils ne les trouvent pas très attrayants. Ils ont des raisons bien à eux, pour refuser une société sécularisée où la religion et la famille n’ont pas la place qu’ils leur attribuent. Comme l’écrit Christopher Caldwell à propos des Turcs « allemands », « si de fortes chances de se retrouver sans enfant à l’âge mûr et seul dans sa vieillesse est le prix de l’assimilation, pour beaucoup de Turcs, c’est un prix exorbitant. » L’attraction des pays européens est nichée dans leur niveau de vie et leur protection sociale et non dans leur prestige culturel ou historique. Ce n’est pas parce qu’on s’installe en France qu’on l’admire et se sent honoré d’en être. Une bonne partie des élites veille d’ailleurs soigneusement à ce que son portrait soit suffisamment répulsif pour dissuader l’admiration. Le slogan anti-FN « ne nous laissez pas seuls avec les Français » en dit long sur la haine de soi. Comment dès lors espérer susciter l’empathie et la sympathie ? Si nous ne sommes pas aimables à nos propres yeux, il n’y a aucune raison pour que nous le soyons aux yeux des autres. Redouane n’a pas une haute opinion de la France qu’il déteste et de ses médias qui ruinent la réputation des gens comme lui dans tout l’Occident. Il veut quitter la France, mais qui voudra de lui ? « Il faut que je parte, parce que j’ai une haine, j’ai une frustration contre les gens, contre les donneurs de leçons. Comment ces gens-là sont en train de venir nous donner des leçons, ils sont corrompus jusqu’à l’os, comment ils donnent des leçons à des… il y a combien d’étrangers, ce sont des gens nickel. Ils ont le plus de mérite. Ils ont vécu dans la pauvreté et tout ça et ils essaient quand même de s’en sortir. Eux, ils sont blindés de fric, et ils continuent… ils continuent à magouiller à droite, à gauche, ces gens-là. »
Loin d’admirer la France, Redouane considère que « malheureusement, on est dans un modèle de société qui nous mène à notre perte ! ». Sa femme devra se consacrer à l’éducation de leurs futurs enfants, avant de songer à travailler. Comme l’écrit Christopher Caldwell « on peut migrer vers un endroit en y étant hostile, ou du moins sans le considérer avec un égard particulier. Oui, les immigrés “souhaitent simplement une vie meilleure”, comme le veut le cliché. Mais ils ne veulent pas nécessairement d’une vie européenne. Ils peuvent avoir envie d’un mode de vie du Tiers Monde avec un niveau de vie européen. »
Lire "Assimilation : pourquoi le modèle français ne fonctionne plus".
Assimilation : la fin du modèle français, de Michèle Tribalat, Éditions du Toucan, 354 pages, 20 €.
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