Malika Sorel est essayiste et membre du Haut conseil à l’intégration. 12 août 2013
"Atlantico : La publication par Le Monde d’un rapport du Haut Conseil à l’intégration (HCI), auquel vous avez participé, et qui préconisait notamment l’interdiction des signes religieux ostentatoires dans l’enseignement supérieur, a déclenché la polémique. Ce rapport s’appuie sur les auditions menées ces derniers mois par la mission sur la laïcité. Au-delà des controverses, que révèle-t-il exactement ? La réalité des universités française est-elle plus sombre qu’il n’y paraît ?
Malika Sorel : Contrairement à ce que j’ai entendu ou lu ces derniers jours dans la presse, que ce soit de la part de responsables d’université, de responsables politiques ou d’élus, la situation dans nos universités est extrêmement préoccupante. Soit ces gens ne savent pas grand-chose et seraient bien avisés de se renseigner ou de se taire ; soit ils mentent ; soit ils n’ont pas de lunettes adaptées à leur vision pour voir ce qui se déroule sous leurs propres yeux. Dans tous les cas, ils ne sont manifestement pas à leur place, et encore moins à la hauteur de la gravité de la situation. Dès 2004, la Conférence des Présidents d’Universités élaborait un guide de la Laïcité dans lequel de nombreux problèmes étaient déjà recensés. Des conseils y étaient prodigués pour aider les équipes sur le terrain. Au vu des travaux que notre mission a conduits, la situation s’est dégradée depuis et ce, pour une multitude de raisons. J’aimerais que des journalistes indépendants filment en caméra cachée la réalité de la situation au sein de nos universités, et pas seulement : comme l’ont révélé nos travaux, dans nombre d’hôpitaux et aussi d’entreprises, la situation se tend également. Pour revenir à la question des universités, il serait bien que des reportages en immersion totale montrent le désarroi d’un nombre croissant d’enseignants, d’administratifs et aussi de responsables d’équipes doctorales, pour ne citer qu’eux. Il faudrait que ces reportages révèlent les difficultés croissantes rencontrées au sein de certaines universités pour former des binômes faisant fi des origines culturelles pour les TP et les exposés. Le refus de se mélanger y croît sous un double effet, celui d’étudiants qui manifestent leur religion de manière ostentatoire et celui d’étudiants qui éprouvent un mouvement de rejet face à un tel affichage. La religion est par ailleurs de plus en plus utilisée à des fins prosélytes et comme moyen de pression sur ceux des étudiants qui ont été identifiés comme étant de la même origine ethnique, donc, aux yeux de certains – car il ne saurait en être autrement pour eux – tenus de respecter les mêmes préceptes religieux. Nos universités qui étaient, il y a peu de temps encore, de véritables lieux de réflexion et d’approfondissement du savoir ainsi que des espaces de mixité formidables qui contribuaient à l’apprentissage du vivre ensemble, deviennent peu à peu des lieux propices aux affrontements interculturels, des lieux qui sont aussi utilisés pour manifester des crispations d’ordre identitaire. Si rien n’est fait, tout l’enseignement supérieur finira par être touché et nous irons fatalement vers des établissements ségrégués puisque certaines universités seront désertées par tous ceux qui le peuvent.
A l’appui de leur proposition, les rapporteurs rappellent la loi Savary de 1984, qui précise que la liberté d’expression accordée aux usagers de l’enseignement supérieur "ne doit pas porter atteinte aux activités d’enseignement et à l’ordre public". Dans certaines facultés, le travail des enseignants est-il perturbé par des questions religieuses ?
Je vais citer quelques exemples qui parlent d’eux-mêmes et montrent à quel point la quiétude indispensable à toute quête du savoir ne peut être au rendez-vous dans de tels contextes. Dans certaines universités, des étudiantes voilées et gantées de noir se regroupent aux premiers rangs de l’amphi pour impressionner l’enseignant. Dans d’autres, tout sujet de sociologie peut se retrouver délibérément détourné pour évoquer l’esclavage et la responsabilité des Occidentaux. Lorsqu’ils sont d’origine européenne, des enseignants se voient parfois qualifiés par leur couleur de peau blanche. Lors d’examens, certains étudiants marquent leur copie avec des signes religieux et se basent ensuite sur cette identification pour contester la note au motif que cette dernière serait le fruit d’une discrimination dont ils seraient victimes à raison de leur confession. De même en est-il pour des étudiantes voilées qui se montrent ensuite vindicatives avec l’enseignant au motif que, là aussi, la note serait le fruit d’une discrimination à leur encontre en raison de leur confession qu’elles ont affiché ostensiblement. Dans certains amphis, on voit sortir les tapis de prière. Dans d’autres, des étudiants imposent à l’enseignant que la pause soit faite au moment de la rupture de leur jeûne. Dans des classes préparatoires aux grandes écoles, on nous a signalé des refus de passer un oral avec un professeur femme au motif que c’est une femme.
Je dis bien préparation aux grandes écoles. On a donc là affaire à des étudiants qui, demain, pourront faire partie du management qui établira les règles de vie au sein des équipes ! Certaines universités rencontrent également des difficultés avec des étudiantes qui, sitôt leur contrat doctoral signé, viennent avec le voile. On voit là qu’il n’y a pas nécessairement de corrélation directe entre la réussite sociale et la faculté d’acclimatation aux codes culturels de la société française. Ailleurs, des étudiants refusent d’étudier les écrits de Voltaire ou encore les pensées de Saint-Thomas d’Aquin. En 2011, ce sont des étudiants pratiquants de confession juive qui avaient réclamé la tenue d’une session d’examen d’entrée à une grande école à une date autre que celle qui avait été prévue, au motif que cette dernière coïncidait avec une fête de leur calendrier religieux. Si l’établissement a su tenir tête et refuser d’entrer dans la spirale infernale des accommodements, il faut signaler que les pressions politiques qui ne manquent pas de s’exercer participent à encourager les revendications religieuses de tous bords. Les politiques doivent comprendre qu’ils ont leur part de responsabilité dans la montée des tensions qui menacent désormais le vivre ensemble sur le terrain. En refusant de défendre la laïcité, qui est pourtant constitutionnelle, ils ont en effet refusé de défendre un principe qui permettait, dans les faits, à la liberté de tous de continuer d’exister.
Mis à part Manuel Valls timidement, et quelques personnalités de droite, la classe politique semble vouloir se tenir à l’écart des préconisations du HCI tandis que certaines associations désignent une mesure discriminatoire à l’égard des musulmans. L’Observatoire national de la laïcité a même déclaré ce rapport hors d’actualité. Comment expliquez-vous cette frilosité des pouvoir publics sur ce type de questions ? S’agit-il d’un manque de lucidité, d’un manque de courage ou d’un calcul électoraliste cynique ?
Au sein de ce gouvernement, Manuel Valls apparaît de plus en plus comme l’exception qui confirme la règle. Mis à part lui et Vincent Peillon, je ne vois en effet pas beaucoup de ministres qui semblent savoir ce que la laïcité signifie véritablement et le rôle qu’elle peut jouer dans l’apaisement de situations rendues conflictuelles. Maintenant, au sujet de Manuel Valls, même si je n’oublie pas tout ce qu’il a fait pour la laïcité et pour la crèche Baby Loup, je ne m’explique pas qu’il ait pu, au sein de son cabinet, récupérer des éléments qui à mes yeux ne sont pas vraiment des défenseurs de nos principes républicains. Aussi, je m’interroge. Cela étant, nous avons eu aussi des difficultés avec François Fillon comme Premier ministre. Lorsque Luc Chatel a souhaité faire revenir la paix dans les sorties scolaires de certaines écoles en demandant que les mères voilées ôtent leur voile lorsqu’elles jouent, le temps d’un accompagnement scolaire, le rôle de collaborateurs occasionnels d’un service public, il a été bloqué par Matignon. Les directeurs d’écoles qui étaient soumis à de graves perturbations ont été abandonnés à leur sort. Ce problème n’est au demeurant toujours pas réglé. Des contacts que j’ai eus avec le Cabinet de Vincent Peillon, il semble qu’il y ait là aussi, des paroles aux actes, un chemin qui n’a pas encore été tracé.
Concernant l’accusation, non fondée bien sûr, de discrimination envers les musulmans, c’est une simple stratégie. Iraient-ils accuser la Turquie d’avoir discriminé les musulmans parce que le voile y a été interdit dans les universités et parce qu’en Turquie, pendant fort longtemps, il n’était imposé à personne de respecter les commandements de la religion musulmane ? L’accusation de discrimination n’est pas sérieuse et nos pouvoirs publics jouent un jeu très dangereux lorsqu’ils abdiquent et montrent qu’ils tremblent. Ce faisant, ils laissent en effet penser que les musulmans seraient dans leur majorité incapables de respecter dans la durée les principes républicains ainsi que la liberté d’expression et d’opinion et qu’ils seraient, finalement, tous à mettre dans le même sac. Il n’y a pas pire pour compromettre à terme la cohabitation sur une même terre.
Concernant le comportement des pouvoirs publics, je ne parlerai pas pour ma part de frilosité. Ce terme ne me paraît pas du tout rendre compte de la gravité du comportement qui a cours depuis maintenant plus de quarante ans. Il faut relire l’Étrange défaite de l’historien Marc Bloch pour comprendre ce qui nous arrive. Une chose est sûre, c’est que le non renouvellement de nos élites fait que beaucoup de ceux qui sont encore là ont participé à des degrés divers à notre Berezina, que ce soit par leurs actions contre nos principes ou par leur incapacité à les défendre. Ce qui est monstrueux c’est que, le sachant, ils préfèrent persister dans leurs erreurs plutôt que de les reconnaître et changer de direction ; ils craignent trop de perdre les privilèges liés à leurs positions, et ces privilèges sont encore bien trop élevés. C’est d’ailleurs ce qui conduit au verrouillage du système de commandement.
Le secrétaire général du Haut Conseil à l’Intégration, Benoît Normand, a fait savoir que "ce rapport ne devait pas être communiqué avant la fin de l’année". Selon vous, sa publication en plein mois d’août est-elle un moyen de mieux l’enterrer ?
Je ne sais pas qui a fait « fuiter » le rapport. J’ai vu, tout comme mes collègues de la mission Laïcité, que l’information avait été publiée par le journal le Monde. Cela dit, le rapport a été remis à l’Observatoire dès le mois d’avril 2013 ; il eût été naturel qu’il fût rendu public, donc accessible à tous les citoyens, dès cette remise. Après tout, même si l’écrasante majorité d’entre nous avons travaillé à titre gracieux, nos nombreuses réunions et auditions se sont tenues dans des locaux pris en charge par les impôts des contribuables. Ne serait-ce qu’à ce titre, l’accès aux résultats des travaux des différentes missions et commissions financées par les deniers publics devraient être rendues systématiquement accessibles gratuitement. [...]
Si le Monde a choisi de mettre en avant la proposition concernant le voile à l’Université, le rapport du HCI émet pourtant 12 recommandations. Quelles sont-elles ? Je ne vais pas toutes les citer ici. Je citerai celle qui préconise d’étendre aux cartes d’étudiants les obligations qui sont appliquées aux cartes d’identité, et ce dans un souci d’identification. Il y a également une recommandation qui concerne l’intégration de l’enseignement du principe de Laïcité dans les formations aux métiers exercés au sein de la fonction publique d’Etat, hospitalière ou territoriale ainsi qu’à ceux qui forment aux carrières sanitaires ou sociales. Nous avons également recommandé que toute occupation de locaux par des associations étudiantes fasse l’objet d’une convention afin d’éviter bien des problèmes qui se sont malheureusement déjà produits."
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
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