Malka Marcovich, historienne, écrivaine, consultante internationale. 20 juin 2016
"Les droits des femmes, un idéal universaliste
J’ai commencé mon travail de consultante internationale au tournant des années 1990. Nous vivions une époque de bouleversements internationaux inédits. Un grand souffle d’espoir secouait la communauté internationale après la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, l’écroulement du bloc soviétique, les accords de Camp David... La société civile internationale connaissait un développement sans précédent avec le surgissement de nombreuses ONG.
Pour les féministes dont je suis, il nous apparaissait que la Convention internationale contre les discriminations à l’encontre des femmes, la CEDEF, adoptée en 1979, considérée comme la déclaration universelle des droits des femmes, allait enfin pouvoir être promue comme il se doit. Il s’agissait d’œuvrer pour faire appliquer de manière effective ce texte fondateur, et pousser de nombreux pays à lever leurs réserves sur certains articles, en particulier ceux qui continuaient de discriminer les femmes dans des structures familiales archaïques et patriarcales : notamment via les questions d’héritage, de mariage, d’autonomie sexuelle et financière.
A l’époque, Internet, Facebook et les réseaux sociaux n’existaient pas. Nous en étions encore aux courriers, fax, et téléphone. Les femmes avaient besoin de se rencontrer, parler, débattre. Ce fut une période où se multiplièrent les grandes conférences internationales. Les avancées nous paraissaient possibles.
La décennie des années 1990 avait particulièrement mis en lumière les discriminations multiples que subissaient les femmes. Lors de la Conférence internationale des droits de l’homme à Vienne en 1993, il était affirmé pour la première fois dans un texte international que « women’s rights are human rights »... Cela devint un slogan, intraduisible en Français… « Les droits de femmes sont des droits de l’Homme »…
Nous menions donc alors aussi une bataille sémantique pour que l’on parle désormais de Droits humains des femmes.
En 1995, la Conférence mondiale des femmes à Pékin avait mis en lumière le continuum des violences faites aux femmes. Le viol était reconnu comme arme de guerre dans le Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale en 1998. Le prix Nobel de l’économie 98 avait été attribué à l’indien Amartya Sen pour ses théories sur le développement humain. Ce dernier avait conclu que cent millions de femmes étaient portées manquantes à l’échelle de la planète en raison des politiques inégalitaires et discriminatoires.
En France les débats sur la parité faisaient rage. Comment le pays des Droits de l’Homme, accusait-il un tel retard dans la représentation politique des femmes par rapport aux autres démocraties dans le monde. On ne trouvait en 1993 que 6% de femmes à l’Assemblée Nationale, et 5% au Sénat. Ainsi, la France qui se présentait comme la voix inspirée des droits fondamentaux dans le monde, continuait d’exclure de sa représentation politique plus de la moitié de sa population. En tant que françaises nous vivions une situation de citoyennes paradoxales entre une lutte pour l’universalité des droits et la nécessité de prendre des mesures spécifiques pour les femmes.
Les grandes conférences annuelles à New York lors de la Commission sur le statut des femmes - créé dès 1946 sous l’impulsion d’Eleanor Roosevelt- les conférences régionales sur tel ou tel thème, nous permettaient de rencontrer des femmes de différentes régions du monde, de confronter nos expériences. Cela nous permit de réaliser que sous toutes les latitudes, les femmes étaient confrontées à des problèmes récurrents et identiques, avec des niveaux de gravité différents, mais identifiés de manière précise depuis des décennies.
En 1995, avec le processus de Barcelone, une nouvelle ère s’ouvrait dans les relations euro-méditerranéennes. Nous les féministes méditerranéennes y voyions une manière concrète de continuer à avancer ensemble dans un cadre référentiel. Dans le cadre du Forum Femmes Méditerranée, toutes les nationalités de femmes de la méditerranée étaient représentées, de l’Espagne, Maroc, Grèce, Israël, Algérie, Liban, Albanie etc…
Nous devons cette initiative extraordinaire en 1995 à Esther Fouchier qui ancra le siège social de l’association à Marseille, ville cosmopolite s’il en est. Cette initiative fut soutenue par la Direction des droits des Femmes de l’Unesco. Le FFM développa des partenariats passionnants autour de l’autonomisation économique, politique et sexuelle des femmes, échanges de bonnes pratiques, mais aussi projets culturels comme les concours de nouvelles, valorisation de femmes artistes etc.
Dans cette période de grande effervescence, on vit aussi se développer ce que l’on appelait à l’époque des Gongos, des ONG créées par les gouvernement les plus totalitaires (comme la République Islamique d’Iran), par des groupes défendant des visions politiques anti-féministes, anti-avortement, ou encore des grands trusts financiers dans le cas de groupes ayant des intérêts dans l’industrie du sexe. Ces associations largement financées traçaient leur chemin. Chacune à sa manière attaquait de front l’universalité et l’indivisibilité des droits humains et plus spécifiquement des droits des femmes.
De l’invisibilité à l’instrumentalisation des droits des femmes
Au tournant du XXIe siècle, nous sommes passés dans une nouvelle phase. Au nom de la lutte contre les stéréotypes et le racisme, et en s’opposant à l’idée de choc des civilisations, le relativisme culturel ou régionaliste a pris le pas sur l’universalisme. C’est ainsi que la question transversale de l’universalité des droits des femmes a pu être mise sous le boisseau.
Ainsi, lors de la Conférence mondiale contre le racisme à Durban en septembre 2001 - dont on a beaucoup parlé à l’époque en raison de l’émergence de violences antisémites - les revendications des ONG de femmes furent totalement rendues invisibles : censure, réunions annulées, suppression des phrases condamnant leur oppression dans le document final des ONG. Dans le cadre des négociations gouvernementales, la République islamique d’Iran proposa même que le mot « femme » soit ôté du document.
Durban constitua le départ d’une bataille internationale faisant la part belle au relativisme culturel. Et puis progressivement, le concept de parité a tracé son chemin, à la fois dans les structures internationales ou régionales. Cela eu pour effet de limiter la question de l’égalité entre les femmes et les hommes à la seule visibilité des femmes en politique, la démocratie n’étant désormais réduite qu’au seul concept réducteur de représentativité.
Avec le processus de réforme de l’ONU en 2005, des résolutions se sont multipliées pour plus de représentation féminine dans les instances internationales. L’ONU du XXIème siècle, non contente de se structurer avec une plus grande répartition géographique dans les différentes instances, a décidé d’y ajouter une distribution sexuée. Les droits universels ont perdu tout contenu. Le terme universel n’est défini que par rapport à une représentativité mondiale géographique. Le relativisme culturel, dont les femmes ont toujours été les premières victimes, est convoqué en toutes occasions. Les religions en tant que structures politiques sont valorisées comme seules garantes de la liberté, de la paix et de la protection des femmes dans le monde sous l’égide de la nouvelle structure « Alliance des civilisations ».
En juillet 2008 était lancée l’Union pour la Méditerranée. La Déclaration de juillet 2008 pose d’emblée la volonté de « transformer la Méditerranée en un espace de paix, de démocratie, de coopération et de prospérité ».
Outre le fait que la démocratie ne soit pas définie, la déclaration souligne la nécessité de relever les défis communs de la Méditerranée, à savoir le développement économique et social, la sécurité alimentaire, la protection de l’environnement, le développement de systèmes énergétiques (en particulier solaire), la dépollution de la Méditerranée, la création d’autoroutes de la mer et terrestres, le dialogue interculturel et la lutte contre le terrorisme. Beaucoup d’organisations se sont inquiétées du manque d’engagement des pays de la région en faveur des droits humains. Il va sans dire que les femmes étaient doublement rendues invisibles.
L’Association Femmes Solidaires, la Coalition internationale contre la traite des femmes, le Forum Femmes Méditerranée ont alors décidé d’associer leurs forces et leurs réseaux pour créer le Réseau Méditerranéen contre la traite des femmes que j’ai eu l’honneur d’animer. En effet, notre expérience sur le terrain dans les années 1990, notamment durant la guerre dans les Balkans, nous avait montré que les proxénètes et trafiquants n’étaient pas embarrassés par les guerres et les frontières lorsqu’il s’agissait d’exploitation sexuelle des femmes. Pour eux, le marché continuait de se développer en toute impunité.
J’avais réalisé un rapport en 2010 pour une organisation Norvégienne NCA, sur la traite des femmes et l’exploitation des femmes en Irak. Le processus de consultation qui dura près de deux ans avait permis de mettre en commun les expériences de femmes chrétiennes, Shiites, Sunnites, Kurdes. Ce fut un moment décisif dans ma vie et mon engagement. C’est entre autre de cette extraordinaire expérience que je tire des leçons pour continuer à espérer. Nous sommes à moment si terrible de l’histoire de l’humanité. Il nous faut tenir bon. Il ne faut pas renoncer.
Aujourd’hui toujours, les guerres se font souvent sur le dos des femmes. Tout nous amène à croire que la paix, portée par une vision politique totalisante du monde, se construira, si nous n’y prenons garde, contre l’émancipation et l’universalité des droits des femmes.
Les solutions
Je ne crois pas que la Fondation des Femmes de l’Euro-Méditerranée, créée en 2013, telle qu’elle est structurée aujourd’hui remplisse une fonction universaliste. La lutte pour l’égalité des droits est définie de manière très vague et bien en deçà de la Convention CEDEF de 1979. De plus les liens entre les Etats membres et les associations s’imbriquent trop pour que les associations de femmes puissent vraiment échapper aux pressions politiques et/ou financières des Etats sur tel ou tel thème.
Ces nouvelles suprastructures qui se sont créées depuis les années 2000 sont devenues terriblement administratives et, me semble-t-il de plus en plus déconnectées du travail de terrain et de possibilité de parole libre et indépendante. Trop d’enjeux politiques et économiques sans doute !
De mon expérience de plus de 25 ans, où j’ai sillonnée de nombreux pays, en particulier dans la région de la Méditerranée ou en Europe de l’Est, il me semble qu’il faut privilégier des initiatives de coopération bi-latérale et « d’empowerment » sur des projets concrets qui permettent dans le même temps de libérer la parole des femmes.
Je place beaucoup d’espoir dans un petit pays, l’Albanie que j’ai eu l’occasion de visiter plus d’une dizaine de fois dans le cadre de mon travail. Ce petit pays, à majorité musulmane, qui fut isolé du monde pendant plusieurs décennies possède un potentiel culturel et créatif fabuleux. Le réseau des femmes journalistes albanaise se bat à la fois contre les préjugés et les traditions dans les villages les plus reculés et enclavés. Elles développent des programmes contre les stéréotypes, pour l’autonomisation, contre les extrémismes religieux et contre le développement de l’industrie du sexe. Une de leur campagne qu’elles déclinent depuis plusieurs années s’intitule : « Non au tourisme sexuel, oui au tourisme culturel. » Selon moi, l’Albanie, pourrait être un fabuleux laboratoire pour l’émancipation des femmes de la Méditerranée. L’Albanie : une promesse méditerranéenne ?
Nous sommes tous faits de ces croisements d’histoires et de destins. La Méditerranée constitue le creuset de civilisations millénaires. Une société sans mémoire est une société sans futur. La mémoire ne doit pas cependant être archaïque et essentialiste.
Les femmes ne pourront exister en tant que sujets libres et autonomes si l’on ne soutient pas les initiatives de terrain laïques, universalistes et anti-sexistes."
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
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