2 février 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Michel Houellebecq, Anéantir, Flammarion, 2022, 236 p. 26 e.
"Quand ça sent la mort, que lit-on ? Ça dépend de tant de choses : du contexte, de son éducation, de sa culture, de sa force d’âme, des livres qu’on a sous la main, de la souffrance et de l’angoisse qu’on éprouve. Le tsar Nicolas II, avant d’être liquidé par les bolcheviques, lisait pour la première fois Guerre et Paix. Savait-il qu’on allait l’exécuter ? Non. Mais il devait sentir que ça chauffait, qu’il n’était plus tout à fait là. Je ne sais pas s’il a eu le temps de finir le roman de Tolstoï. S’il ne l’a pas eu, où en était-il quand on lui a collé une balle dans la tête ? Avait-il lu la mort du prince André ? Si j’étais un romancier russe, j’aimerais devenir Nicolas II et raconter ça, entre conscience et inconscience : la lecture de Guerre et Paix dans ma dernière prison, au moment où le monde dans lequel j’ai grandi, que j’ai symbolisé, sur lequel j’ai régné disparaît, pschitt, comme un vieux fruit écrasé sous une botte.
Paul Raison, principal protagoniste d’Anéantir, le nouveau roman de Michel Houellebecq (éd. Flammarion), achète Le Lambeau avant d’entrer à l’hôpital pour effectuer une chimiothérapie, lourde et sans grand espoir. Il a un cancer de la mâchoire et de la langue. Un chirurgien lui a conseillé cette lecture. Quelle n’a pas été ma surprise de tomber sur mon livre dans la dernière partie de celui de Houellebecq. Sur le moment, j’ai éprouvé une sensation bizarre. La présence du Lambeau dans une fiction retirait-elle de la réalité à ce que j’avais vécu, ou en ajoutait-elle à ce que lui, Houellebecq, avait imaginé ? Je flottais. Mais, déjà, le roman me conduisait ailleurs, vers sa fin si bleue, si calme, et mon livre, comme tant de choses dans cette histoire, s’était éloigné.
L’apparition du Lambeau dans Anéantir est modeste, anecdotique. D’ailleurs, une fois à l’hôpital, Paul renonce à le lire : il considère que c’est trop tard pour lui. Il se dirige vers la mort, du moins le croit-il. Moi, en 2015, j’en revenais pour aller vers la vie. Par livres interposés, fiction et non-fiction, nous nous sommes donc brièvement croisés, Paul et moi, dans l’escalier. Quel escalier ? Houellebecq en fait sentir la pente, la lumière, la hauteur de marches, l’étouffante étroitesse : un escalier où, même quand quelqu’un qui vous aime et qu’on aime vous tient par le bras, on est bien seul. À l’hôpital, Paul décide de lire l’intégralité des aventures de Sherlock Holmes, et ça marche. La lecture lui permet d’oublier ce qu’il vit. Il a son idée, ce haut fonctionnaire fataliste, sur ce qu’il est possible de faire quand la mort approche. Cette idée est peut-être celle de Houellebecq, peut-être pas. C’est un talent de cet écrivain : on ne sait jamais exactement qui parle, qui pense. Un autre de ses talents est de transformer certains lecteurs en commissaires politiques ou en flics : ceux-là confondent l’auteur, le narrateur et son personnage, pour mieux les enfermer. C’est triste, mais c’est amusant.
En lisant les aventures de Sherlock Holmes, Paul se passionne « pour les inférences du génial détective et les sombres menées du professeur Moriarty : quoi d’autre qu’un livre aurait pu produire un tel effet ? Pas un film, et un morceau de musique encore bien moins, la musique était faite pour les bien portants ». Pour moi, au contraire, la musique, Bach avant tout, était essentielle. J’en ai donc discuté avec Paul. Un bon roman, c’est ça : un objet imaginaire qui permet de réfléchir, de rêver, de réviser ses perceptions, ses sensations, ses perspectives, à travers la vie des personnages qu’on accompagne. On dialogue en silence, librement, avec ce je-ne-sais-quoi qui est en eux. Pour Paul, « il fallait impérativement une œuvre de fiction ; il fallait que soient relatées d’autres vies que la sienne. Et au fond, se dit-il, ces autres vies n’avaient même pas besoin d’être captivantes […] ; il fallait juste qu’elles soient autres. Elles devaient par ailleurs, pour des raisons plus mystérieuses, être inventées ; ni une biographie, ni une autobiographie n’auraient fait l’affaire ». Moi, dans mon lit médicalisé, j’avais du mal avec la fiction. J’ai pourtant lu La Montagne magique et des passages d’À la recherche du temps perdu. Paul, lui ai-je dit, je te comprends ; car, si j’ai apporté des réponses différentes, je me suis posé en 2015 les mêmes questions, pour les mêmes raisons. N’attendez pas d’entrer à l’hôpital pour lire Anéantir, roman le plus délicat, le plus mélancolique et le plus sensible de Michel Houellebecq."
Voir "Lire et laisser mourir".
Voir aussi la note de lecture Philippe Lançon – Comment passe-t-on de vivant à survivant ? (E. Marquis), dans la Revue de presse la rubrique Le Lambeau, de Philippe Lançon (2018) (note du CLR).
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