Revue de presse

M. Gauchet : "L’Union européenne, un réseau de contraintes qui empêche aussi bien d’avancer que de reculer” (Marianne, 24 mai 19)

Marcel Gauchet, historien et philosophe, rédacteur en chef de "Le Débat". 5 juin 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Le "piège européen" s’est refermé sur les gouvernants nationaux, en mal de légitimité et de volonté politique réelle.

[...] La construction européenne n’a pas été conçue sur la base d’un projet intellectuel médité, mais, comme il est inévitable dans l’histoire, sous la pression des circonstances. Dans le contexte de la guerre froide, son objectif primordial, au-delà de la fameuse paix avec laquelle on nous bassine et qui nous était de toute façon imposée, était de renforcer par une union économique la capacité de résistance à l’Union soviétique des pays de l’Europe libre. En même temps, ce projet dicté par les menaces de l’heure portait en lui l’héritage le plus précieux de notre histoire, à savoir la vocation de l’Europe à la liberté politique. Mais ce projet a été parasité d’emblée par un dessein fédéraliste qui présentait les institutions européennes comme un embryon d’Etat-nation. Par ailleurs, l’instrument de la convergence recherchée ne pouvait être que l’ouverture des marchés nationaux. L’Europe s’est faite sous le signe libéral. Ce sont ces germes qui, en se développant dans de nouveaux contextes, ont produit des résultats qui n’avaient pas été anticipés. [...]

L’horizon européen a servi de substitut de projet d’avenir pour des gens qui avaient un sérieux problème de définition d’un projet politique. Les socialistes français sont exemplaires à cet égard. Ils ont été bien contents de trouver un projet de rechange pour faire oublier le fiasco de leurs ambitions de 1981. L’Europe a été parée de toutes les promesses et de toutes les vertus. On a été jusqu’à parler d’un « empire européen » au moment où notre poids et notre capacité d’influence dans le monde reculaient spectaculairement. Etonnez-vous que les peuples soient saisis par le doute ! [...]

Il y a deux manières d’envisager la démocratie. On peut la prendre ou par ses procédures ou par la lisibilité des choix par les citoyens qui permet leur adhésion. Or, le système européen est défaillant sur les deux plans. Les procédures de l’Union européenne sont démocratiques, mais elles le sont de manière très indirecte, ce qui produit l’éloignement des citoyens. Quant à ses mécanismes de décision, ils sont totalement opaques. Or, ce
serait certainement la voie la plus appropriée pour susciter l’intérêt des peuples que de lui rendre clairs les choix majeurs, compte tenu de la diversité de langues et des contradictions d’intérêts qui interdisent tout système institutionnel simple. Le fonctionnement actuel va dans la direction opposée, avec les effets qu’on peut en attendre. [...]

L’Allemagne a mieux géré cette évolution que nous. D’abord, les Allemands ont su conserver une économie fondée sur l’industrie et la production, pendant que nous avons sacrifié la nôtre au nom de la vision chimérique d’une société de services. Et, surtout, l’euro leur a profité. Les Allemands se retrouvent bénéficiaires de la construction européenne sans l’avoir cherché et sans avoir non plus de projet à son sujet. Le statu quo leur convient très bien et il ne faut pas attendre le mouvement de leur côté. Le problème des Français vis-à-vis de la construction européenne, c’est qu’ils en ont été les protagonistes les plus actifs et qu’ils s’en découvrent les perdants. C’est là-dessus que l’examen de conscience collectif devrait porter.

Il serait temps de regarder en face « l’étrange défaite » des Français dans l’Europe pacifique. Car les défaites ne sont pas seulement militaires. Mais il faut constater que les acteurs politiques n’y sont pas prêts. Les anciens communistes avaient une propension à l’autocritique parfois un peu bavarde, mais l’européisme, religion séculière floue, certes beaucoup plus inoffensive et sympathique, provoque chez ses adeptes une psychorigidité étonnante puisqu’elle est d’autant plus forte que la conviction est molle."

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