Revue de presse

M. Gauchet-J. Fourquet : "Peut-on encore vivre ensemble en France ?" (lefigaro.fr/vox , 21 mars 19)

Jérôme Fourquet, directeur du département opinion à l’Ifop, auteur de "L’Archipel français" (Seuil) ; Marcel Gauchet, historien et philosophe, rédacteur en chef de "Le Débat". 27 mars 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Seuil, 2019, 384 p., 22 e.

"Depuis la Révolution française, la France n’avait jamais été aussi morcelée. C’est le terrible constat que dresse Jérôme Fourquet dans L’Archipel français. En se lançant dans ce monumental travail d’enquête qui fera date, le politologue avait en tête les thèses de l’historien et sociologue Marcel Gauchet sur la sortie de la religion et la « fracture sociale ». Pour Le Figaro Magazine, les deux penseurs se rencontrent pour la première fois.

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Jérôme Fourquet, vous êtes l’auteur de L’Archipel français, livre dans lequel vous décrivez la lente dislocation du corps social sous l’effet de multiples fragmentations. Est-ce une illustration de la « fracture sociale », théorisée par Marcel Gauchet ?

Jérôme FOURQUET - J’avais en effet les thèses de Marcel Gauchet en tête en me lançant dans l’écriture de ce livre, pas initialement celle sur la « fracture sociale » mais en premier lieu sur la sortie de la religion. Néanmoins, cette fracture est évidemment au cœur de mon livre, et en trente ans elle s’est non seulement amplifiée mais aussi multipliée, se doublant notamment d’une fracture éducative et culturelle que l’on a vue à l’œuvre à travers les « gilets jaunes ».

Marcel GAUCHET- J’avais choisi de parler de « fracture » pour éviter le vieux langage de « l’antagonisme de classes ». Celui-ci supposait que l’on s’affrontait autour d’un enjeu commun. Or, à l’aube des années 1990, le contexte avait changé. L’ancien clivage entre les deux cultures dominantes, catholique et communiste, était obsolète. Je voyais au contraire naître une fragmentation bien plus profonde, sur plusieurs plans, l’émergence d’un monde où l’on se parle de moins en moins car les acteurs n’ont plus grand-chose en commun. Jérôme Fourquet confirme brillamment cette intuition. Il est devenu impossible de ramener la société à un dénominateur commun.

Jérôme FOURQUET- Ces fractures ne se superposent pas les unes aux autres : nous avons affaire à une forme de kaléidoscope, d’où l’expression « archipel » que j’emploie dans mon livre. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère, et la vitesse avec laquelle ces transformations se sont produites est impressionnante. Le moment est historique : en l’espace de seulement deux générations, nous avons quitté un cycle qui date d’au moins la Révolution française, pour basculer dans… autre chose.

Les « gilets jaunes » sont-ils un bon indicateur de ce passage à « autre chose » ? La fin chaotique du mouvement laisse penser en effet à un archipel, et semble démentir l’existence d’une « majorité silencieuse ».

Jérôme FOURQUET - Le mouvement des « gilets jaunes » est complexe à analyser et nous n’avons pas encore vraiment de recul. Mon sentiment, au vu des premières études qui ont été conduites, est que le soutien massif dont il a bénéficié s’explique d’abord par la très forte impopularité du président de la République : répondre aux sondeurs que l’on soutient les « gilets jaunes » est pour les citoyens une manière d’exprimer leur désaccord avec Macron, qui est le premier président à avoir face à lui un mouvement qui matérialise concrètement dans la rue son impopularité.

Ensuite, le ras-le-bol fiscal est un sentiment partagé par de très nombreux Français et c’est sur ce terreau qu’a prospéré la colère des « gilets jaunes ». Une part croissante de nos concitoyens a le sentiment de cotiser beaucoup trop par rapport à ce qui lui est rendu. Là encore, cela pose la question du sentiment d’appartenance à un monde commun ! L’analyse montre enfin que le soutien aux « gilets jaunes » est territorialisé : les cadres des grandes métropoles, mais aussi les habitants des banlieues qui partagent pourtant des difficultés similaires avec les « gilets jaunes », ne s’en sont pas senti solidaires - malgré les tentatives de la gauche pour faire converger les luttes.

Marcel GAUCHET- Ce qui me frappe, c’est la demande d’État exprimée par les « gilets jaunes ». Ce mouvement n’est pas révolutionnaire, quoi que certains en disent ; il ne vise pas la prise de pouvoir ; en son fond, il n’est hostile ni au capitalisme, ni au libéralisme ; il ne cherche même pas à s’organiser politiquement. Il se pose seulement en face de l’État en disant « faites quelque chose pour nous ». Il s’enracine typiquement en cela dans la culture politique française ! Il montre que nous sommes sortis du grand cycle du mouvement ouvrier, commencé en 1848. Du même coup, il fait réapparaître la couche antérieure, 1789, les instincts profonds de la Révolution française. Comme ils en appellent à l’État, les gens se tournent confusément vers la nation : celle-ci n’est plus une référence positive mais demeure l’objet d’un appel anxieux, comme le dernier cadre commun qui peut encore répondre à leurs problèmes.

Jérôme FOURQUET- Je partage cette analyse : fin du mouvement ouvrier, et début d’un nouveau cycle avec une première : un mouvement social… de consommateurs. Les « gilets jaunes » manifestent le samedi, à l’écart des syndicats et sans appeler à la grève. Enfin, ils ne mobilisent presque pas de références aux mouvements sociaux qui ont précédé : à peine quelques rappels épars de Mai 68, rien sur 1936… La seule ressource commune qui demeure est en effet la Révolution : les drapeaux tricolores et les bonnets phrygiens, mais aussi le recours aux cahiers de doléances, en témoignent, tout comme les guillotines en carton dressées sur certains ronds-points.

Les fractures qui lézardent « l’archipel français » ne sont pas seulement sociales mais aussi culturelles et anthropologiques. Quelles sont les racines de cette rupture ?

Marcel GAUCHET- Je crois que c’est à partir du moment où la religion chrétienne a cessé, y compris chez les croyants, de structurer les modes de vie, que la rupture a été consommée. C’est de là que date en tout cas mon intuition de la fracture. Il y avait déjà un hiatus politique depuis la naissance d’un catholicisme de gauche, mais l’isolement du fait religieux et sa relégation à la sphère intime a provoqué une cassure existentielle. Il n’y a plus désormais de comportement proprement catholique, hors d’une étroite minorité.

Jérôme FOURQUET- C’est rigoureusement exact et le moteur de tout cela est la montée en puissance de l’individualisme. Je le montre en m’appuyant sur l’étude des prénoms, qui se sont extrêmement diversifiés. Les individus sont sortis de tous les cadres, en commençant par le cadre religieux car c’était jusqu’alors le plus structurant. On est passé d’un stock d’environ 2 000 prénoms différents, entre la Révolution et les années 1950, à environ 13 000 prénoms aujourd’hui, auxquels il faut ajouter 50 000 enfants qui ne sont pas décomptés par l’Insee car leur prénom est jugé « rare » : il n’est donné qu’une à deux fois par an…

On voit bien une volonté de distinction à tout prix, qui s’exprime aussi par le corps avec les tatouages par exemple. C’est donc un basculement anthropologique : la conception que l’on se fait de l’individu est chamboulée. Même si pour l’heure, les classes d’âge fournies issues du baby-boom, héritières d’une conception traditionnelle, cohabitent avec les générations plus jeunes dont le rapport au corps et au monde est très différent de leurs aînés.

Justement, vous faites tous les deux le constat d’une sortie de la religion. Mais n’est-ce pas plus spécifiquement une sortie du christianisme ?

Jérôme FOURQUET- De mon point de vue, la Manif pour tous a marqué chez les catholiques une prise de conscience importante, celle de leur statut désormais minoritaire. Il y avait jusqu’à présent une forme de « gentleman’s agreement » qui voulait que, même minoritaires sur le plan numérique, les catholiques s’arrangaient avec une république dont le cadre légal restait adossé aux fondamentaux de la culture chrétienne. Désormais, le Mariage pour tous ou les avancées en matière de bioéthique ont consommé la rupture entre la France catholique et la France laïque.

Là encore, les prénoms sont un bon indice : de moins en moins de petites filles s’appellent Marie, elles sont 0,6 % aujourd’hui contre 20 % en 1900. Cela montre bien qu’au sein même des catholiques les pratiques s’individualisent et que l’empreinte catholique au cœur des familles a disparu pour l’essentiel. Nous avons fait la même analyse avec les prénoms arabo-musulmans : 10 % des jeunes musulmans portaient le prénom Mohammed (ou l’un de ses dérivés) lors des premières vagues d’immigration maghrébine, contre 4 % aujourd’hui. Est-ce donc un mouvement de chute similaire à celui que l’on a observé chez les catholiques ?

En réalité, nous sommes à un palier et cette proportion de 4 % est stable depuis la fin des années 1990. Deux hypothèses, donc : ou bien nous sommes dans une étape transitoire avant l’entrée définitive des populations arabo-musulmanes dans le processus de sécularisation. Ou bien alors, nous sommes à une croisée des chemins : une partie seulement de ces populations suivra la voie des catholiques, quand l’autre au contraire connaît un regain identitaire (que l’on observe aussi à travers l’importance croissante de signes de religiosité comme le fait de ne pas boire d’alcool, d’observer strictement le ramadan, d’escompter faire le pèlerinage du hadj ou encore de consommer halal).

Marcel GAUCHET- On assiste en effet à un retour apparent du religieux à travers l’islam, qui connaît un renouveau plus identitaire, à mon sens, que proprement religieux. Mais gardons-nous bien d’une lecture unilinéaire : deux dynamiques de sens contraire se télescopent et s’entrecroisent ici, l’une qui fait entrer l’islam dans la sortie de la religion occidentale, et l’autre qui le fait réagir plus ou moins violemment à cette absorption. Ce choc n’a rien d’extraordinaire, au contraire même : j’oserais dire qu’il était prévisible ! À nous de gérer avec lucidité et fermeté cette contradiction sans la dramatiser à l’excès. Une chose est de vouloir garder un lien avec sa culture d’origine, une autre est de se cramponner à un mode de vie étranger à la société d’accueil.

Quelle est la place du populisme face à cet archipel identitaire ? Le populisme nationaliste est-il une réponse à la fragmentation de la France ?

Jérôme FOURQUET - Nous avons évoqué les « gilets jaunes » tout à l’heure : ceux-ci sont typiquement un mouvement populiste, mais en même temps très fortement individualiste ! « Mon » pouvoir d’achat, « mes » impôts », « mon » plein d’essence…

Marcel GAUCHET -… « Ma » bagnole ! (Rires.)

Jérôme FOURQUET -… Et on répète à l’envi « nous sommes le peuple », mais en réalité le fondement du mouvement est individualiste. Et cette dimension devient structurante. On n’accepte plus de s’intégrer ou de se soumettre aux superstructures.

Marcel GAUCHET- Il ne faut pas en effet se leurrer : la sociabilité des ronds-points ne signifie pas que les « gilets jaunes » ont une réelle capacité à faire société. Il faudra plus qu’un tel mouvement pour reconstruire, et les acteurs eux-mêmes le savent, puisqu’ils ont refusé de se donner une forme politique, ou même de se choisir des porte-parole. Leur structure épouse celle des réseaux sociaux : désaxée, désintermédiée, sans hiérarchie…"

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