Maurice Berger, pédopsychiatre. 18 décembre 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"À six ans, un enfant « bien élevé » devrait posséder en moyenne dans sa tête un répertoire de quelque 2000 mots oraux qui lui permet, lorsqu’on lui parle, de reconnaître le « bruit singulier d’un mot » et d’en comprendre le sens. C’est ce même petit dictionnaire qu’il devra consulter une fois que son enseignante lui aura appris à déchiffrer les mots, c’est-à-dire à traduire en sons ce qu’il aura découvert en lettres. Identification de la composition graphique d’un mot, construction de la combinaison phonique qui lui correspond et requête envoyée au répertoire des mots déjà connus, tels sont les trois temps qui « animent » la démarche initiale de l’apprentissage de la lecture. Pour la plupart des enfants, l’effort de déchiffrage d’un mot devrait trouver ainsi sa juste récompense dans la découverte de son sens. Du moins pourrait-on l’espérer…
Prenons l’exemple d’un élève qui n’a encore jamais lu le mot « oranger ». Il a cependant appris, parce que sa maîtresse le lui a enseigné, que chacune des lettres ou groupe de lettres qui compose ce mot, correspondent respectivement à un son de la langue française, et ce dans un ordre et une combinaison particulière. Il va donc, pas à pas, pouvoir construire le bruit du mot « oranger » : A la lettre O il sait que correspond le son/O/ ; à la lette R, le son/R/ ; à la suite AN le son /Ä / ; à la lettre G le son /J/ (si E ou I derrière) et enfin au groupe de lettre ER, il sait associer le son /E/ (en finale). S’il fait ce « travail » de construction syllabique, ce n’est pas simplement pour agir comme un perroquet. L’oralisation laborieuse du mot « oranger » représente pour lui la clé nécessaire donnant accès au répertoire des mots qu’il a emmagasinés en parlant et en écoutant pendant ses six premières années. En effet, c’est en découvrant sous les sept lettres du mot « oranger » les cinq sons /o.r.âj.é/ dans leur arrangement syllabique, qu’il va pouvoir interroger son « dictionnaire oral » afin d’obtenir le sens qui correspond à cette combinaison phonique. En d’autres termes, ayant traduit en sons ce qu’il voit en lettres, il pourra, syllabe après syllabe, interroger son dictionnaire oral en demandant : « Y a-t-il un abonné au numéro que je demande ? », et ce dictionnaire devrait (je dis bien « devrait ») lui livrer le sens du mot écrit qu’il vient de découvrir, sans qu’aucun adulte n’intervienne. Mais, imaginons que, malencontreusement, le mot oranger n’appartienne pas au vocabulaire de cet enfant ; tout simplement parce que personne n’a jamais prononcé ce mot en sa présence. Alors, son dictionnaire mental lui répondra : « Il n’y a pas d’abonné au numéro que tu as demandé » ; en d’autres termes, « il n’y a aucun sens derrière le bruit que tu as mis tant de soin à construire ». Adieu donc le sens des mots, des phrases et des textes ! Il ne lui reste que du bruit.
Un enfant ne peut apprendre efficacement à lire et à écrire dans une langue qu’il maîtrise mal ou pas dans son vocabulaire, et dans sa grammaire. Quelle que soit la méthode de lecture choisie, quelle que soit la démarche pédagogique suivie, cet enfant aura fort peu de chances de parvenir à maîtriser la langue écrite tout simplement parce qu’il ne maîtrisera pas suffisamment le langage oral qui lui correspond. Le couloir de l’illettrisme s’ouvre dès six ans devant ceux qui, dans nos écoles en France, n’ont, à l’entrée au CP, que quatre cents mots pour dire le monde. Car, ne l’oublions pas, apprendre à lire ce n’est pas apprendre une langue nouvelle, mais retrouver, sous une autre forme, une langue que l’on pratique déjà. Être confronté à des mots écrits dont le déchiffrage ne correspond souvent à rien dans son intelligence est en effet pour un élève la promesse de ne jamais réussir son apprentissage de la lecture. Si la plupart des enfants qui comprennent les phrases et les textes écrits sont aussi de bons déchiffreurs l’inverse n’est pas automatique. Bon nombre de déchiffreurs habiles ne comprennent pas ce qu’ils lisent et restent au stade d’une oralisation privée de sens. L’habileté de déchiffrage ne peut en effet porter ses fruits que si et seulement si l’enfant possède à l’oral un vocabulaire précis et riche et une organisation des phrases cohérente. L’insécurité linguistique à l’oral est la promesse d’une impuissance de lecture et d’écriture. Car à quoi sert une capacité de déchiffrage, laborieusement acquise, si le bruit du mot ainsi fabriqué à grands frais n’active aucune image mentale dans le cerveau d’un enfant qui ne possède pas suffisamment de vocabulaire ? À rien, bien sûr. À rien !
Si l’on veut lutter efficacement contre l’illettrisme il y a deux conditions : assurer à tous les élèves, avant qu’ils apprennent à lire, une conscience phonologique, une habileté syntaxique et un vocabulaire suffisant au sein d’une école maternelle prioritairement vouée à assurer à tous ses élèves une réelle maîtrise du français oral. Offrir à tous les élèves une méthode de lecture intégrale donnant autant d’importance au code qu’au sens."
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales