25 juin 2022
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Pendant plusieurs années, ce groupe de journalistes influents a harcelé et intimidé des dizaines d’internautes sur les réseaux sociaux. Une pratique qui leur a permis de s’imposer dans la profession.
Il s’agirait d’une immense carte tapissant le mur d’une cave. Ou plutôt d’un croquis stylisé réalisé par ordinateur. Tous ceux qui ont côtoyé la Ligue du LOL - cette bande d’une trentaine de jeunes journalistes qui a harcelé des dizaines d’usagers des réseaux sociaux entre 2009 et 2015 - assurent avoir entendu parler de la « map », sorte de schéma des relations sexuelles entretenues par les adhérents de ce groupe privé avec des jeunes femmes qui ont parfois été les cibles de leurs quolibets.
Les membres les plus fanfarons se vantaient de son existence, d’autres rappelaient que « tout le monde se tient ». Quelle qu’en soit la réalité exacte, cette anecdote, paraissant sortie d’une comédie américaine lourdingue pour ados, en dit beaucoup de la fascination qu’a exercée l’escouade sur un tout petit milieu… incontournable dans la production de l’information française.
En quelques années, ces journalistes hype sont devenus les petits princes du microcosme médiatique parisien. Jusqu’à devenir rédacteurs en chef ou reporters aux Inrocks, à Libé ou à Télérama, tutoyer le gratin, dicter les tendances, faire et défaire les réputations. Combien de jeunes journalistes, communicantes, graphistes ou étudiantes ont rêvé d’être remarquées par V[...], leur leader officieux ? Derrière cette devanture flatteuse, certains se livraient à des activités moins avouables : des montages pornographiques, des canulars cruels, des blagues antisémites, du harcèlement ciblé. Sept d’entre eux ont été écartés par leurs employeurs ces derniers jours, tandis qu’une enquête a été diligentée à l’encontre de deux autres membres de cette étrange troupe. Terrible chute pour une cohorte à qui rien n’avait résisté jusque-là.
L’histoire de la Ligue du LOL est indissociable du paysage journalistique de la fin des années 2000. A l’époque, les passionnés de presse écrite savent qu’il vaut mieux ne pas rêver de faire rapidement carrière : le chemin vers l’embauche dans un grand titre a tout du parcours du combattant à cloche-pied. Les jeunes diplômés sont promis à des CDD en série dans des magazines de programmes télé ou pour ces journaux gratuits qui ont envahi les rues. Ils rédigent des brèves, copient-collent des dépêches d’agences comme l’AFP. Les médias n’ont pas encore amorcé leur grande migration sur Internet, le Web fait encore figure d’option facultative dans les écoles de journalisme. Pour toute une génération, le réseau social Twitter, lancé en juillet 2006, est un Far West. Sur ce portail, il est possible de se faire connaître largement et en peu de temps. C’est la ruée vers l’or des like et des retweets.
Sur ce nouveau terrain de jeux, V[...] et les autres ont un avantage sur les autres : en bons nerds, ils maîtrisent déjà parfaitement les codes du Net, sa grammaire et sa dialectique. Leur marque de fabrique ? Multiplier les clashs et les blagues. « Plus tu clashes, plus ton nombre de followers augmente. Plus ton nombre de followers augmente, plus ton influence grandit », analyse Fabrice Epelboin, enseignant à Sciences-Po et spécialiste du numérique. Chaque jour, ils enchaînent donc les bons mots, les esclandres et les moqueries plus ou moins fines.
Comme dans la cour de récréation, des amitiés commencent à naître entre ces précaires des médias, mais aussi des blogueurs et des communicants. La Ligue du LOL est née. Sur ce groupe Facebook fermé administré par V[...], on s’échange des bons plans, des rendez-vous d’apéros, de soirées. On y signale aussi des comptes Twitter à ridiculiser. Quand ils se mettent à 10 pour moquer le même internaute, les « ligueux » prennent conscience de leur force de frappe : elle est colossale.
Promotions quolibets
Souvent, ils parviennent à faire monter en top tweet, parmi les mots les plus partagés sur la plate-forme, une insulte contre une de leurs victimes. Le blogueur Matthias Jambon-Puillet, qui a longtemps essuyé leurs quolibets rageurs, relève qu’ « ils se prenaient pour les grands arbitres du Web ». Pas complètement à tort. Quelques rédacteurs en chef présents sur le réseau les repèrent, leur proposent piges et postes, les promeuvent. « Ce sont des gens que j’ai invités, que j’ai aidés, dont j’ai parlé dans mes émissions et je me rends compte qu’ils me dézinguaient dans mon dos », regrette Guy Birenbaum, alors chroniqueur Web sur Europe 1 et animateur d’une émission sur Arrêtsurimages.net. Pour ces journalistes déjà installés, ce mode de communication particulièrement agressif était alors loin d’être problématique. « Se moquer, c’était valorisé. S’attaquer à des gens, c’était valorisé. Certains d’entre nous sont allés très loin, déplore le journaliste indépendant A[...]. Le climat était globalement toxique. » L’an dernier, ce compagnon de route de la Ligue du LOL - qui n’en a jamais fait partie - a publié un message d’excuses dans lequel il expliquait s’être rendu coupable de cyberharcèlement.
C’est que l’outil Twitter les encourage dans leurs pratiques : rapidement, le réseau social propose ainsi à chaque nouvel utilisateur de suivre… le compte de V[...]. La popularité appelle la popularité. De quoi perdre un peu le sens des réalités. « Je me souviens d’une conversation au cours de laquelle V[...] et son ami S[...] parlaient de Twitter comme d’un vrai endroit. Ils décrivaient leurs interactions, leurs échanges, comme s’ils s’étaient passés dans la vraie vie, très sérieusement », évoque un camarade journaliste. « A l’époque, avoir 3 000 abonnés, c’était le bout du monde. Cela vous conférait un statut équivalent à celui d’un élève populaire au lycée », renchérit A[...].
Reste à devenir des vedettes IRL (pour in real life, « dans la vraie vie »), comme on dit dans ces milieux geek. Ironie de l’histoire, c’est un article paru dans la « vieille » presse écrite, courant 2009, qui va les y aider. L’enquête, publiée dans le Monde, décrit les journalistes Internet en « forçats de l’info », en « OS » (pour « ouvriers spécialisés ») nouvelle génération, en « Pakistanais du Web ». Aussitôt, les langues se délient. Sylvain Lapoix, ex-journaliste au site marianne2.fr, ancêtre de marianne.net, a l’idée de créer une association pour défendre le travail et les droits des webjournalistes, le Djiin. Les membres de cette organisation se rencontrent au cours d’apéros surnommés « les cafés des OS », dans différents bars parisiens. On y croise toute une jeunesse biberonnée à la contre-culture Web. Des rédacteurs en chef sont présents, comme Johan Hufnagel, alors à la tête de slate.fr. Le but de ces réunions ? Porter les revendications sociales des fameux « OS », mais aussi se construire un réseau.
Dans une vidéo disponible sur la plate-forme Dailymotion datant de 2010, Sylvain Lapoix, perché sur une table du Singham, un bar vieillot du XIe arrondissement de Paris, rappelle les objectifs : « Faire un état du journalisme Web […]. C’est pas que du social, c’est aussi du fond. Est-ce que vous ne “bâtonnez” que de la dépêche ? Est-ce que vous avez le droit d’appeler les gens ? » Il n’est interrompu qu’à deux reprises par deux petits malins à la langue bien pendue et au sourire goguenard : A[...] et V[...], membres de la ligue. Déjà, leurs chemises fantaisie et leur air détaché concentrent l’attention.
« On les détestait et, en même temps, on aurait bien aimé être eux », raconte M[...]. Un petit cercle de groupies se forme autour d’eux. « V[...] n’était même pas très charismatique en vrai, il parlait peu, toujours sur son téléphone. Mais il avait l’aura du mec introduit partout, star de Twitter », se rappelle une ex des « cafés des OS », un peu sidérée.
Pressions et canulars
Nimbés de cette réputation de Casanova 2.0, certains n’ont plus aucune limite. Ils prennent pour cible des journalistes installés, mais gardent leurs saillies les plus violentes pour les jeunes femmes ou les hommes qui ne correspondent pas à leurs critères de virilité. « Il y avait une nette différence entre les clashs visant “les hommes” - il y avait des sarcasmes et des plaisanteries sur leur capacité d’écriture - et ceux ciblant les femmes », se rappelle Christophe Colinet, journaliste à la Nouvelle République, qui a, lui aussi, fait les frais des « plaisanteries » de la ligue.
Ils tweetent parfois avec leur véritable identité, mais aussi derrière des comptes anonymes comme @foutla-merde. Ces attaques débordent aussi dans la « vraie vie » des concernés. « Un soir, un des membres de la ligue est apparu sur le plateau à la fin de mon émission et m’a encerclée avec ses amis », se souvient Florence Porcel, alors présentatrice du « Grand webzé » sur France 5. Le groupe exige de rencontrer son coprésentateur dont ils se déclarent « fans » : « Ils ont débarqué sans prévenir, alors qu’ils me prenaient pour cible sur les réseaux sociaux. Ils faisaient tous une tête de plus que moi, se rappelle la jeune femme. Forcément, ça m’a fait peur. » Mal à l’aise, elle finit par obtempérer.
Le harcèlement en ligne atteint un nouveau sommet avec un canular téléphonique. L’ex-blogueur villepiniste, devenu journaliste aux Inrocks, D[...], membre de la ligue, appelle la jeune femme, en expliquant être producteur. Il lui propose un poste de chroniqueuse. « Je n’y ai pas cru totalement, confie la jeune femme. Mais réaliser que c’était faux m’a fait mal. » D’autres femmes ont été ciblées, notamment celles qui avaient entretenu des relations intimes avec des membres de la ligue. Le communicant R[...] a ainsi fait croire à la blogueuse beauté Capucine Piot qu’il avait le sida. « Je me suis retrouvée, tremblante, à faire les examens médicaux nécessaires. Pendant ce temps-là, la traque en ligne continuait », a raconté la jeune femme sur Twitter. Lui se défend de tout canular et parle de faits antérieurs à son arrivée dans la Ligue du LOL, « Quand Capucine Piot m’a demandé si j’avais le sida, après notre relation d’un soir, je lui ai répondu ironiquement par l’affirmative. […] Cela n’enlève rien à son traumatisme, dû à mon comportement sinistre et toxique. Je le regrette profondément et tiens à lui demander pardon. »
Des dérapages isolés ? Peut-être. Cependant, selon plusieurs victimes, le dénigrement massif et coordonné opéré par la Ligue du LOL relèverait d’une stratégie mûrie par ses membres, afin d’éliminer des rivaux professionnels. « Une fille moquée sur Twitter par des comptes influents est moins intéressante pour un employeur », relève une journaliste télé qui a côtoyé la bande à une époque. Ce qui est certain, c’est que, pour les membres de la ligue, sous couvert de LOL, tout cela a fonctionné comme un formidable accélérateur de carrière. Jusqu’à aujourd’hui."
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales