(Le Figaro, 4 fév. 25) 4 février 2025
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Franck Frégosi, Gouverner l’islam en France, éd. Seuil, 31 janvier 2025, 384 p., 23.00 €.
"DÉCRYPTAGE - L’État français tente en vain, depuis un quart de siècle, de façonner sa représentation dans le pays.
Par Jean-Marie Guénois
Des revers et des désillusions. C’est ce qu’essuie depuis vingt-cinq ans la République française en tentant de structurer l’islam sur son territoire. À peine les pouvoirs publics et les instances religieuses pensent-ils avoir atteint le but que leurs efforts retombent, telle la pierre de Sisyphe.
À l’orée de l’année 2000, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, lançait la première « consultation » officielle qui allait donner naissance, en 2003, au Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), sous l’égide de Nicolas Sarkozy, alors arrivé place Beauvau. Instance qu’Emmanuel Macron répudie avec fracas en décembre 2021 et qu’il remplace par le Forum de l’islam de France (Forif), le 5 février 2022, sous la responsabilité de Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur en charge des cultes. Moins politique, plus technocratique, que le CFCM, le Forif, animé par des acteurs de terrain, n’a encore rien produit de concret en trois années d’existence.
L’une des personnalités historiques de ce vieux projet, le recteur de la grande mosquée de Lyon, Kamel Kabtane, est amer : « Nous avons perdu 25 ans. Les musulmans ont des torts mais l’État également. Après trois ans d’existence le Forif n’a aucun résultat. Sur le statut de l’imam, par exemple, on tourne en rond. Par ailleurs, nous n’avons plus de structures de représentation sur le plan national, or nous en avons besoin. Le CFCM existe toujours mais il n’a plus d’autorité et l’État n’a plus d’interlocuteurs de niveau national. Dans la société, les musulmans deviennent des citoyens de seconde zone. On nous colle des étiquettes. On mélange tout, les intégristes et les autres musulmans qui sont de bons citoyens ; et ce sont eux qui pâtissent de la situation ».
Des solutions existent pourtant, même si aucune n’est la panacée. Chercheur au CNRS, Franck Frégosi publie ces jours-ci un essai historico-critique éclairant, intitulé « gouverner l’islam en France » (Éditions du Seuil). Il détaille avec précision l’ensemble de ce dossier et s’inquiète que l’on cherche à « homogénéiser l’islam de France » alors qu’il le décrit d’une extrême diversité, avec beaucoup de musulmans qui combattent de l’intérieur « le salafisme » et le « frérisme ». Il lui semble également que les « fidèles concernés devraient avoir voix au chapitre et être entendus ». Notamment par le biais d’élection des représentants, même si, assure-t-il, les responsables officiels de l’islam rejettent ce modèle démocratique. Ce sociologue voit pourtant « des hommes et des femmes qui sont en train d’inventer l’islam de demain », « bien plus pragmatiques que ne veulent l’admettre les adeptes du maximalisme religieux, salafistes ou littéralistes violents ». Quant à l’organisation de cette religion, Frégosi estime que l’État devrait s’inspirer des structures centenaires et éprouvées du protestantisme et du judaïsme.
Si l’on croise les analyses des acteurs de l’administration, des instances musulmanes mais aussi des observateurs et chercheurs universitaires, plusieurs entraves empêchent toutefois la constitution stable d’un « islam de France », tant du côté musulman que du côté républicain. Six constantes peuvent expliquer cet échec renouvelé. Certaines concernent la communauté musulmane en France, d’autres le contexte international, d’autres encore la République française et la laïcité.
L’interminable match Algérie/Maroc
De l’extérieur, la fracture n’est pas visible mais, entre Algériens et Marocains, elle est bel et bien réelle. Il y a même trois communautés « concurrentielles » qui dominent le paysage musulman français : « les Algériens, les Marocains, les Turcs », soulignent spécialistes et fonctionnaires comme une évidente équation. Sur le terrain, même si de nombreux fidèles fréquentent la mosquée la plus proche de leur domicile, l’appartenance d’origine pèse encore beaucoup dans le choix du lieu. C’est ainsi que la fédération de la Grande Mosquée de Paris draine des mosquées d’obédience algérienne. Alors que le Rassemblement des Musulmans de France (RMF) ou l’Union des Mosquées de France (UMF) - deux organisations d’inspiration marocaine concurrentes - recensent des mosquées de culture marocaine.
Ces organisations sont impliquées dans les structures nationales (le CFCM et le Forif), où elles se livrent depuis toujours une guerre fratricide. « Jamais la Mosquée de Paris, d’obédience algérienne, n’a accepté de voir les Marocains au premier plan, témoigne un haut responsable musulman. Les Algériens estiment qu’ils sont les représentants historiques de l’islam en France. Ils ont toujours combattu les Marocains ». Et réciproquement. Avec, il faut le dire, moins de véhémence. En 2019, par exemple, le refus de la Grande Mosquée de Paris de participer aux dernières élections du CFCM - alors seule instance représentative -, a affaibli la crédibilité de cette structure nationale. Pourquoi ce refus des « Algériens » ? Parce que l’élection d’un président d’origine marocaine était prévisible ; ce qui s’est produit avec l’arrivée de Mohammed Moussaoui.
En 2021, le président de la République, Emmanuel Macron, qui cherchait à se rapprocher de l’Algérie, avait choisi de saborder le CFCM pour lancer le Forif, en favorisant ouvertement la Grande Mosquée de Paris, considérée comme la deuxième ambassade d’Algérie en France. Le chef de l’État avait même accordé à son recteur, Chems-eddine Hafiz, le rôle tacite de représenter l’islam de France, jusqu’à visiter en grande pompe cette mosquée à l’automne 2022. Un rapprochement qui n’a pas empêché la crise actuelle des relations entre les deux pays. Paradoxe : la création du Forif, qui avait aussi pour objectif affiché de limiter les influences étrangères, n’a pas pu empêcher la politique d’exploiter ces rivalités historiques.
La querelle des architectes
Depuis les années 2000, le ministère de l’Intérieur, en charge des cultes, a poussé les différentes obédiences de l’islam présentes en France à s’organiser. Une première tentative est partie du haut vers le bas. Nicolas Sarkozy avait encouragé les musulmans à créer, en 2003, le CFCM pour lisser les divisions. La mise au point du système de représentation - intégrant la surface des mosquées (qui donnait droit à un nombre de représentants) et des personnalités qualifiées, cooptées et non élues - a été un travail d’équilibristes, mené par des orfèvres de l’administration. Mais l’Algérie a contesté cette organisation car ses mosquées, plus anciennes dans l’Hexagone, étaient en surface plus petites que les mosquées marocaines, ce qui lui donnait moins d’élus. Des correctifs ont été apportés. Un système chaotique de « présidences tournantes » entre Algériens, Marocains et Turcs a même été imaginé.
Ce labyrinthe digne d’une pyramide, parfaite à l’extérieur, en dédales à l’intérieur, a conduit à affaiblir le CFCM. En lançant son alternative, le Forif, en 2021, les autorités de la République ont cette fois cherché à bâtir du bas vers le haut. Ils ont sélectionné dans les départements, via les préfets, des musulmans non élus, aptes à participer à des chantiers techniques (statut de l’imam, sécurité des mosquées, laïcité, financement) pour remédier aux problèmes concrets rencontrés par les mosquées. Mais cette architecture du Forif rencontre trois inconvénients majeurs, dénoncés par une partie des musulmans : l’absence d’élection et le choix - par l’État - des musulmans avec qui il veut travailler ; une approche trop technocratique des dossiers ; l’inexistence de figures nationales aptes à représenter cet islam en France.
Dernière critique factuelle : l’absence de résultats tangibles en trois ans de travail, même si des annonces ne devraient pas tarder. Pendant ce temps, le CFCM - désormais ignoré par l’État mais qui représente plus de la moitié des mosquées de France - s’est réformé pour créer des instances régionales. Cette structure fonctionne en parallèle du Forif. En analysant l’architecture de ces édifices, un expert musulman constate à regret : « On a commencé par le toit alors qu’il fallait creuser les fondations régionales puis nationales ; on a laissé faire l’État, alors que nous devions nous prendre en main. »
Les plaies des attaques meurtrières
En vingt-cinq ans, le contexte sociétal de l’organisation de l’islam en France a été profondément bouleversé par une série d’attentats, souvent perpétrés au nom de l’islam, en France comme à l’étranger. Ce qui a durci l’opinion française à l’égard de cette religion. Une cinquantaine d’attaques islamistes mortelles ont été ainsi répertoriées par les services de police. Si les responsables musulmans dénoncent le risque « d’amalgame » entre l’acte d’un individu radicalisé et l’islam en général, il demeure difficile de nier le lien entre une interprétation sectaire de l’islam et ces faits souvent mortels. La série noire commence en 2012 par les attentats de Mohammed Merah à Toulouse et à Montauban. Elle se poursuit avec la terrible année 2015 : attaque contre la rédaction de Charlie Hebdo, contre l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, puis le Stade de France, les rues de Paris, le Bataclan.
Des actes terroristes revendiqués par l’État islamique. 2016 a également été très meurtrier avec l’assassinat d’un couple de fonctionnaires de police, devant leurs enfants, à leur domicile de Magnanville, avec celui du père Hamel, en pleine messe à Saint-Étienne-du-Rouvray, mais aussi avec l’attentat sur la promenade des Anglais, à Nice, qui avait fait 86 morts et 456 blessés le 14 juillet. Des drames qui ont profondément marqué le pays, ravivés par les attaques terroristes contre des enseignants en 2020, avec la mort de Samuel Paty, et de Dominique Bernard en 2023. Dans cette descente aux enfers il y a eu, sur le plan international, la guerre menée par Daech, de 2014 à 2019, visant notamment les chrétiens, attirant par ailleurs de nombreux combattants volontaires français.
Si tous ces actes terroristes ont toujours été clairement condamnés par les autorités musulmanes en France, ils ont pourtant totalement changé le climat. Davantage encore depuis le 7 octobre 2023 où les attaques terroristes du Hamas contre l’État d’Israël, avec la longue riposte qui s’est ensuivie, ont rallié la communauté musulmane française à la cause palestinienne, induisant une montée spectaculaire d’actes antisémites. Après ces milliers de morts, l’islam en France, conçu par les ministres Chevènement et Sarkozy à l’orée du second millénaire, n’a plus rien à voir en 2025.
Une loi décisive contre le séparatisme
Un tournant politique et administratif a également été donné par la République française sur le dossier de l’islam, le 25 août 2021, avec l’adoption de la loi « confortant les principes de la République », dite loi contre le « séparatisme » musulman ou le repli « communautariste ». Sa mise au point a été extrêmement délicate car la loi de séparation de 1905 entre les Églises et l’État, qui entend garantir la liberté de culte, interdit au régime laïc de la République d’intervenir dans les contenus d’une religion. L’État doit s’en tenir à contrôler les aspects extérieurs de la religion quand ceux-ci touchent l’ordre public. Jamais toutefois, depuis un siècle, l’État ne s’était donné de nouveaux moyens d’intervention, ce qui a affecté le culte musulman et, par effet collatéral, les autres religions. Première mesure, le renforcement de la laïcité et de la neutralité, notamment dans les services publics.
Deuxième mesure, le contrôle des associations par le biais d’un « contrat d’engagement républicain » pour toute entité qui recevrait des subventions publiques. Le non-respect de la République conduit à la suspension des aides. Autre mesure phare, l’incitation, pour les lieux de culte, à adopter un statut d’association de loi 1905, beaucoup plus contraignant sur la transparence financière mais aussi sur l’agrément, renouvelable par l’État à certaines conditions. La nouvelle loi de 2021 a aussi prévu des mesures concrètes de lutte contre les mariages forcés, la polygamie, des restrictions pour limiter l’instruction à domicile et un contrôle accru pour les écoles hors contrat. Enfin, cette nouvelle loi a créé un délit permettant de protéger les agents publics et les élus locaux de pressions « séparatistes » ou « communautaristes » qu’ils subiraient. La précision et les contraintes administratives de cette loi ont lourdement pesé sur les associations locales musulmanes, souvent de petites structures, qui se plaignent désormais de ne plus pouvoir ouvrir un compte bancaire.
Ce « séparatisme » visé par la loi n’est toutefois pas une vue de l’esprit. Sondage après sondage apparaît la montée en puissance d’une jeune génération plutôt identitaire. Pour ne citer qu’un exemple, l’Ifop a réalisé en 2019, pour Le Point et la Fondation Jean Jaurès, une étude sur l’opinion des musulmans, vingt ans après « l’affaire du voile de Creil » qui ouvrait la porte au port du voile en France. Cette étude indique que la fréquentation de la mosquée chez les moins de 35 ans est passée de 21 % à 71 % entre 1989 et 2019. Elle s’est même multipliée par presque 6 pour les moins de 24 ans, passant de 7 à 40 % ! 49 % des musulmans de moins de 25 ans penseraient d’ailleurs que « certains points de la laïcité » doivent être adaptés pour être « compatibles avec la pratique de l’islam ». 85 % des moins de 25 ans attendent des menus halal dans les cantines scolaires.
Islamisme ou « frérisme » ?
La publication, en janvier 2023, du livre de la sociologue Florence Bergeaud-Blackler, « le frérisme et ses réseaux, l’enquête » (Éditions Odile Jacob) - ouvrage préfacé par le politologue et spécialiste de l’islamisme radical, Gilles Kepel -, a défrayé la chronique parce que cette femme, chercheuse au CNRS, osait briser un tabou sur la réalité de l’influence des Frères musulmans en France et ailleurs. L’Union des organisations islamiques de France » (UOIF), rebaptisée de façon plus neutre Musulmans de France, en 2017, dans le contexte des attentats, se trouvait en particulier visée. Cette association a toujours nié le fait d’être affilié aux Frères musulmans, célèbre entité égyptienne, mais elle a reconnu « appartenir à ce courant de pensée ».
Son invité vedette, lors des spectaculaires congrès du Bourget dans les années 2000, Tariq Ramadan, était le petit-fils de Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans d’Égypte. L’ex-UOIF était affiliée à l’Union des organisations islamiques en Europe, historiquement liée aux Frères musulmans. L’un des marqueurs de l’ex-UOIF, aujourd’hui Musulmans de France, a toujours été l’investissement dans la formation. Ainsi du lycée Averroès, dans la banlieue de Lille, et aussi, moins connu, l’Institut européen des sciences humaines (IESH) de Château-Chinon qui forme pratiquement la moitié des imams français.
Sur le fond, l’ex-UOIF a toujours récusé les actions violentes ou extrêmes commises au nom de l’islam mais n’a jamais transigé sur la possibilité de vivre intégralement sa foi musulmane dans les sociétés occidentales, en respectant la République mais aussi les principes de la charia, la loi musulmane, dans la vie quotidienne, ordinaire. L’impact du livre de Florence Bergeaud-Blackler, très combattue dans le milieu universitaire et au CNRS, a cependant amené ce débat de spécialistes au cœur des sujets sociétaux. Et des préoccupations des jeunes générations musulmanes qui estiment normal de vivre la pratique ouverte de leur foi dans la vie publique française, selon une doctrine stricte de l’islam, tout en récusant les excès du salafisme ou de l’intégrisme obscur. Le problème demeure toutefois de savoir si cet islam orthodoxe, sans concession, et sa pratique scrupuleuse peut se vivre dans le contexte occidental sans conduire au séparatisme.
L’argent du halal
Le mot « halal » désigne « ce qui est permis ». Il s’opposant au « haram », « ce qui est interdit ». Cette distinction s’applique dans le domaine moral mais aussi alimentaire. La consommation de viande de porc est strictement interdite aux musulmans, ce qui concerne aussi les produits contenant des additifs (gélatine alimentaire contenant du porc ou présure issue d’animaux qui n’auraient pas été tués selon les rites musulmans). L’industrialisation de la production alimentaire a conduit à créer des labels prouvant la qualité « halal » des produits, certifiés par des sacrificateurs habilités. En France, l’État français a donné cette capacité à trois lieux de culte, les grandes mosquées de Paris, de Lyon et d’Evry. Elles ont l’autorisation de percevoir la taxe liée à cette certification. Le chiffre d’affaires actuel estimé pour ces certificateurs tournerait autour de cinquante millions d’euros par an.
Hakim El Karoui, l’une des figures de l’islam en France, a plusieurs fois proposé que cette taxe halal puisse servir directement à l’organisation des cultes. Il confiait au Figaro en 2016 : « L’argent qui circule ne va pas là où il devrait aller, c’est-à-dire dans la formation des imams, dans le salariat des ministres du culte, dans la construction des lieux de culte et dans le travail théologique. La très grande majorité de l’argent qui circule bénéficie à des investisseurs privés, ceux qui contrôlent le monde du halal ». Une récente polémique, lancée par le quotidien L’Opinion, a mis en cause la Mosquée de Paris pour sa gestion opaque de cette certification depuis la création d’une société commerciale aux mains de son recteur, Chems-eddine Hafiz, et de son directeur général.
Le recteur s’est défendu en rappelant que la création de cette société, dont les recettes seraient estimées à cinq millions d’euros pour 2025 - issues notamment d’un monopole de la taxation de tous les produits alimentaires importés d’Europe vers l’Algérie - avait été annoncée publiquement. Il a assuré que les gains seraient versés à l’organisation du culte musulman en France. Mais la violence de la polémique entre musulmans a démontré combien l’argent du halal divisait profondément la communauté musulmane elle-même."
Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Organiser l’"islam de France" (note de la rédaction CLR).
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