Contribution

« Les sentinelles de la mémoire » (A. Seksig)

Alain Seksig, Inspecteur d’académie honoraire, membre du Conseil des sages de la laïcité. 21 février 2024

[À l’occasion de l’entrée au Panthéon de Missak et Mélinée Manouchian.]

Le 28 septembre 1993 était érigée, à Besançon, une œuvre du peintre et sculpteur Jorge Soler, en présence du président de la République François Mitterrand.
Cette sculpture a fait l’objet d’une commande publique.
Intitulée « Les sentinelles de la mémoire », elle est un hommage à l’engagement de combattants et résistants « étrangers » aux côtés de la France.
Le texte qui suit a été écrit le 7 avril 1992 par Alain Seksig, à l’occasion de la présentation publique de la maquette de l’œuvre de Jorge Soler à l’Arche de la Défense.
Il fut lu par la comédienne Isabelle Starkier, lors de l’inauguration de la sculpture à Besançon, le 28 septembre 1993, en présence du président de la République François Mitterrand [1].

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A la base, solide, imposante, la pierre. Matière brute et noble à la fois, omniprésente autour de nous et d’abord sous nos pas ; simple, essentielle, précieuse pierre, elle figure ce qui nous unit, nous rassemble, nous rassure, nous porte, notre socle commun. Blanche, la pierre, notre maison.

Mais cette pierre est fendue. Il y a là une grande faille, une brèche, comme une atteinte à cette apaisante et commune humanité. Ainsi, comme il en est parfois des tourmentes surgies du ventre de la terre, la menace est inscrite au-dedans de la pierre.

Cette faille : le risque, au sein même de l’humaine condition, de son propre anéantissement. Un risque non pas externe (le danger ne vient pas d’une autre planète) mais interne à l’humanité, à l’homme, à la femme. Et c’est de l’intérieur de l’humanité que doivent émerger les réponses à même de vaincre la menace.

C’est donc de l’intérieur de la faille qu’émanent deux visages, un visage d’homme et l’un de femme. Dans un équilibre simple. Ces visages : deux sentinelles, les gens dont nous voulons parler. Ceux qui ne renonçaient pas et demeuraient debout face au crime contre l’humanité. Ceux qui étaient là, présents, quand il le fallait, dans cette faille, dans cette douleur, dans la Résistance, au prix, si souvent, de leur jeune vie.

Précieusement et à jamais présents ; Juifs d’Europe centrale, Italiens, Espagnols, résistants français parmi les tous premiers et les plus héroïques, combattants d’Afrique du Nord et d’Afrique noire, étrangers à la terre de France mais faisant corps avec sa République et sa simple devise en trois mots qui a fait le tour de la terre. Présents et résistants avec la double volonté de ne pas faillir et de combler la faille.

Pleine de cette volonté, la faille se fait matrice. La vie peut renaître au lieu même où se risquait son effondrement. Jaillissement. Deux visages – ceux d’un homme et d’une femme – et c’est la vie qui s’envisage. Homme et femme d’abord en tant que représentation première et condition sine qua non de l’humaine espérance. Homme et femme qui se regardent : mutuelle reconnaissance. Homme et femme également dans la distance et la proximité, dans le juste milieu, semblables et différents, égaux. Homme et femme comme ce qui se répond, se correspond, se complète, tels l’exil et l’accueil, en tant qu’hôtes l’un à l’autre, disponibles. Homme et femme aussi parce que les femmes étaient là, très présentes, comme elles le sont toujours, au premier rang des affrontements majeurs. Femmes courageuses, femmes résistantes.

Pour dire cela aussi, le visage de la femme face à celui de l’homme. Face à lui, non dans un face à face. Mais dans un presque frôlement, une tension, un désir de proximité, de caresse. Comme s’il s’agissait de livrer un message : les mots se disent tout doucement, susurrés, en connivence et dans une tension – comme cela devait se passer souvent, au milieu des dangers réels.

« Toute confiance, toute caresse se survivent », a écrit Paul Eluard. J’aime à penser que c’est cette parole qui se transmet de l’un à l’autre de ces deux visages, qui passe par-delà la faille et permet alors, malgré la violence et la haine qui menacent aujourd’hui encore, malgré le risque des fractures, malgré nos doutes et nos défaillances, mémoire aidant, de garder espoir.

Alain Seksig

Jorge Soler

Jorge Soler est né à Barcelone. Arrivé très jeune en France, il a vécu à Paris à compter de 1965, avant de s’installer à Brive. Peintre sculpteur et romancier, il expose ses œuvres depuis 1980.
Ses créations très personnelles, équilibre entre sa culture classique et ses recherches contemporaines, en font des œuvres de très grande qualité esthétique, présentées dans de nombreuses collections privées et publiques en France et à l’étranger. Depuis 1984, Jorge Soler intervient ponctuellement dans les établissements scolaires du 20ème arrondissement de Paris. Dans ce cadre-là, il a notamment contribué à la réalisation d’œuvres collectives inspirées par les épisodes historiques de Guernica et de l’Affiche Rouge.

[1Note de la rédaction CLR.


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Missak Manouchian dans Panthéon dans Commémorations dans Histoire (note du CLR).


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