(Le Monde, 17 oct. 24) 17 octobre 2024
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Ces enseignants ont toujours abordé des questions sensibles avec leurs élèves, comme la laïcité ou les identités. Depuis la mort de l’un des leurs, le 16 octobre 2020, la profession est traumatisée mais ne baisse pas les bras. Contrairement à d’autres matières, la leur ne connaît pas de crise de vocation.
Par Violaine Morin
« Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants. (…) Ils sont français et doivent connaître la France, sa géographie et son histoire, son corps et son âme. » Cette lettre de Jean Jaurès aux instituteurs a résonné dans la cour de la Sorbonne, le 21 octobre 2020, lue par Christophe Capuano, un ancien camarade de Samuel Paty. Cinq jours plus tôt, le vendredi 16 octobre, ce professeur d’histoire de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) était assassiné par un terroriste islamiste, après avoir été victime d’une cabale mensongère à la suite d’un cours sur la liberté d’expression.
Le rapport organique entre l’histoire, la géographie et la construction citoyenne a donné une place particulière au professeur d’histoire-géographie depuis les origines de l’école républicaine. Le meurtre de Samuel Paty, il y a tout juste quatre ans, renforce le constat. Les concours de recrutement en histoire et en géographie, alors même que le métier de professeur connaît une crise endémique des vocations, continuent à faire le plein.
Les étudiants ont toujours envie d’enseigner l’histoire, malgré le traumatisme. « Combatifs », « engagés », « d’excellent niveau », les formateurs et inspecteurs qui aiguillent au quotidien les jeunes enseignants d’« histoire-géo » sont dithyrambiques. « Dans ma génération, on est entrés dans le métier sans savoir qu’on pouvait en mourir. Eux le savent, résume François Da Rocha, enseignant dans un lycée de Roubaix (Nord) et vice-président de l’Association des professeurs d’histoire-géographie (APHG). Ceux qui sont arrivés après le meurtre de Samuel Paty ont la “foi” chevillée au corps et sont encore plus prêts à partir au front. »
Les premiers concernés tiennent à tempérer ce côté missionnaire. La « sidération » qui a frappé la profession est réelle. Mais l’on parle d’« émotion », pas de « fébrilité ». Etre en première ligne pour parler de laïcité, de racisme et d’antisémitisme – des sujets abordés en cours d’enseignement moral et civique (EMC), dont les professeurs d’histoire-géographie ont la charge –, de l’histoire de l’islam et de celle de l’esclavage, répondre aux questions sur l’actualité a toujours fait partie du métier. Donc des raisons pour lesquelles on le choisit.
« Une fonction encore perçue comme noble »
« L’idée qu’être prof d’histoire constitue un danger est une chose dont on a conscience, résume un professeur stagiaire parisien qui enseigne depuis un an et ne souhaite pas donner son nom. Mais ce statut particulier fait partie des raisons pour lesquelles on le devient. Nous aussi, on a eu des profs d’histoire qui nous permettaient de comprendre le monde. » La mort de Samuel Paty a mis en lumière l’extrême vulnérabilité de l’institution face à la menace islamiste, mais elle n’a pas terni son image. « Former des citoyens et leur permettre de penser par eux-mêmes est une fonction encore perçue comme noble », estime Kamel Chabane, formateur et enseignant en histoire-géographie dans un collège du 13e arrondissement de Paris.
Dans un monde devenu plus complexe, plus pessimiste aussi, la demande d’éclairages de la part des élèves est accrue, même si François Da Rocha assure qu’ils ont « toujours posé des questions » sur l’actualité – en particulier quand la situation se tend au Proche-Orient, « parce que c’est objectivement intéressant ». Etre enseignant d’histoire-géographie et d’EMC aujourd’hui, c’est éclairer un monde plus fragmenté auprès d’enfants différents de ceux d’hier et d’avant-hier. François Da Rocha note que les questions d’identité et de laïcité sont plus présentes. « Avant, on n’en parlait pas. Les élèves découvraient le mot en cours. Aujourd’hui, la laïcité est un gimmick politique présent partout. »
Le sujet reste parfois un point d’achoppement. « Chaque année, je décortique la charte de la laïcité, témoigne Kamel Chabane, qui note de vraies résistances sur la question du port de signes religieux. Les gamins ont compris que c’était une notion libératrice, mais ils veulent quand même porter un signe parce que ça fait partie d’eux. Pour eux, c’est au-delà du religieux, c’est identitaire. » Sur ce point, l’institution veut être claire : l’école essaie de ne pas pratiquer l’assignation identitaire et de « construire un rapport libre aux héritages », rappelle l’inspecteur général d’histoire-géographie Jérôme Grondeux : « On essaie de ne pas déraciner les jeunes, mais de leur donner de la liberté, de l’espace, de l’autonomie. C’est une ligne de crête. »
Un statut lourd à porter
Les enfants d’aujourd’hui sont aussi nés à l’âge d’Internet, qui massifie les fake news et viralise les opinions les plus outrancières, dans une société de l’émotion où les indignations se partagent à une vitesse sans précédent. « Les enfants sont bombardés d’informations et en demande de sens, bien plus qu’auparavant, assure Fabien Pontagnier, qui enseigne l’histoire depuis une quinzaine d’années dans un collège REP+ de Stains (Seine-Saint-Denis). Ils arrivent avec des idées toutes faites, qu’on essaie de déconstruire avec des méthodes d’enquête, en travaillant sur des sources… Mais ça prend du temps ! »
Ce statut d’enseignant référent sur les questions sensibles est, du reste, lourd à porter. « Quand un élève a une question sur la Palestine, on lui dit de demander au prof d’histoire. Quand il y a un problème de laïcité en cours d’EPS, on vient aussi me chercher », s’amuse l’enseignant stagiaire parisien. Les « valeurs de la République » sont censées être portées par tous les adultes de l’établissement, mais les faits sont têtus : les enseignants d’histoire que nous avons interrogés assurent que si certains de leurs collègues sont « peu à l’aise » avec ces sujets, c’est beaucoup plus rare dans les équipes d’histoire-géographie, plus habituées et solidement ancrées dans des connaissances scientifiques.
Pour les mêmes raisons, plusieurs d’entre eux disent préparer certains contenus « avec minutie ». Le cours sur la naissance de l’islam, qui figure au programme de 5e, est revenu à deux reprises dans leurs témoignages comme un cours « dynamique » où il faut un peu « canaliser » les énergies. Les enseignants tiennent, en revanche, à récuser l’idée que les élèves contestent souvent les cours. « Les collègues peuvent être en difficulté, évidemment ça arrive, reconnaît François Da Rocha. Mais, dans l’ensemble, ce sont des adolescents qui manifestent une incompréhension. » Tous soulignent l’importance de ne jamais refuser une question, même mal formulée. « Il ne faut pas se laisser déstabiliser, bien sûr, mais la classe est aussi un espace de parole, souligne Fabien Pontagnier. Ne pas laisser l’élève dire ce qu’il a au fond de lui va être vécu comme une persécution et conforter ses idées. »
« Un hiatus avec ce qu’ils vivent »
Le rôle du professeur qui porte les questions de citoyenneté n’est pas simple dans les territoires sensibles, où les difficultés sociales s’accumulent et où la ségrégation est évidente. « Je fais cours sur la fraternité, mais il y a un bidonville de l’autre côté de la voie ferrée », résume simplement Fabien Pontagnier. L’état de la société, voire de l’école elle-même, s’invite forcément dans les débats. « On me demande de porter l’égalité républicaine, alors qu’il pleut dans mon établissement, s’indigne encore l’enseignante de Seine-Saint-Denis citée plus haut. Il y a un hiatus entre ce qu’on leur apprend et la réalité de ce qu’ils vivent. »
Les professeurs en tirent la certitude qu’il faut en faire toujours plus pour les élèves les plus fragiles : plus de projets, plus de sorties, plus de culture… Mais certaines réalités résistent. « Il y a une chose qui me préoccupe beaucoup, c’est la mise à l’écart, l’auto-exclusion des élèves des quartiers populaires, se désole Fabien Pontagnier. Dans leur tête, il y a d’un côté “vous”, les enseignants, les Blancs, l’institution, et “nous”. J’essaie de le déconstruire, mais je trouve que ça n’évolue pas. »
Ce décalage entre une « citoyenneté idéale » et la réalité quotidienne des élèves revient énormément dans les formations d’EMC, rapporte Jérôme Grondeux. « Il faut éviter de leur présenter une sorte de Disneyland démocratique où tout fonctionne, qui entrera en contradiction avec leur expérience », souligne l’inspecteur général. L’idée du cours est de montrer que la démocratie est « un travail », toujours inachevé. « On n’est pas parfaits, mais on est déjà très loin d’une société totalitaire, ou de castes », conclut-il.
Dans ce contexte, les cérémonies comme celle qui a eu lieu lundi 14 octobre en mémoire de Samuel Paty et Dominique Bernard sont regardées avec prudence. Dans les rangs des professeurs d’histoire, on souhaite rendre hommage aux deux enseignants tombés sous les coups de terroristes, mais on s’agace de la « grand-messe » républicaine, souvent mal préparée, à laquelle tous ont été conviés. L’idée de mettre les jeunes « en rang d’oignon, la main sur le cœur », selon les mots de l’un d’entre eux, semble en contradiction immédiate avec le propos du cours d’EMC, qui est d’apprendre à réfléchir par soi-même. « L’école républicaine essaie de faire deux choses à la fois, concède Jérôme Grondeux. Créer du consensus autour de valeurs fondamentales, et en même temps créer de la liberté. C’est un équilibre. »"
Voir dans la Revue de presse les dossiers Profs menacés dans Atteintes à la laïcité à l’école publique, Les profs d’histoire en première ligne dans Ecole : Histoire dans Ecole : programmes, dans la rubrique Ecole (note de la rédaction CLR).
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