5 mai 2009
Des milliers de têtes noires sont passées sous les ciseaux experts de Joseph dit "Joe", le coiffeur de la rue "U". Modeste et mixte, son salon ne retiendrait guère l’attention, s’il n’était situé au carrefour qui fut l’épicentre des émeutes de 1968 à Washington, juste après l’assassinat de Martin Luther King. Entre les miroirs où les clients contemplent l’avancée de leur savante coupe au rasoir, Barack Obama sourit. "Le changement est arrivé", proclame l’affiche.
Comme de nombreux commerçants du quartier, Joe arbore sa fierté d’appartenir à un pays qui s’est choisi un président noir : "Avant cette élection, je n’étais rien de plus qu’un Noir en Amérique. Depuis, je me sens citoyen de ce pays. J’ai découvert que des Blancs pouvaient voter pour Obama et je les regarde avec d’autres yeux."
De là à affirmer que les Etats-Unis sont devenus un pays "postracial" comme certains le suggèrent ? "C’est vrai à 75 %, évalue Joe. Nous avons montré que nous pouvons dépasser la frontière raciale."
Sur ce point, le coiffeur est loin de parler au nom de tous les Noirs qui expriment la hantise de l’assimilation. "Je ne suis pas postraciale", proclame un article de Krissah Thomson, journaliste au Washington Post. Cela signifierait "la perte de beaucoup d’éléments auxquels je suis attachée : qui je suis et d’où je viens", écrit-elle, admettant que si elle travaille avec des Blancs, elle en fréquente peu en société.
"L’Amérique soi-disant postraciale, c’était un truc de campagne pour rendre Obama plus acceptable par les Blancs, renchérit Shamira Muhammad, étudiante en sciences politiques à Howard, l’université noire de Washington. Notre société reste construite sur une hiérarchie entre les races. Sans traiter la question raciale, on ne pourra pas améliorer la situation des Noirs. Le risque avec Obama est que les Blancs nous disent : "Maintenant, arrêtez de vous plaindre du racisme" !"
Barack Obama fossoyeur de la spécificité noire ? Le paradoxe n’est qu’apparent. Une partie des élites blanches, mais aussi noires, voit dans le président l’homme idéal pour se débarrasser de la rhétorique raciale héritée des combats pour les droits civiques. L’élection de novembre 2008, en surmontant le clivage racial, a été une révélation pour beaucoup d’Africains-Américains.
Mais, aujourd’hui, s’exprime la crainte que ce triomphe ne serve de prétexte à un abandon des politiques ciblées de lutte contre les discriminations. La controverse s’est focalisée autour du mot "postracial", qui fleurit dans d’innombrables analyses, blogs, et colloques. "Sommes-nous prêts à penser au-delà de la race ?" : la question s’est posée lors d’une récente conférence à la faculté de droit de l’université Columbia à New York. La réponse dominante a été négative. Pendant sa campagne électorale, M. Obama lui-même a rejeté l’idée d’une "politique postraciale", répétant que "les problèmes raciaux ne seront pas résolus par le seul fait d’élire un président noir".
Mais la question rebondit aujourd’hui avec la crainte que le président, sous la pression de son électorat multiracial, glisse, comme il en a exprimé l’intention pendant la campagne, d’une gestion des questions sociales surtout basée sur la race à une vision plus fondée sur le niveau social et les revenus. M. Obama n’a-t-il pas déclaré que ses filles n’auraient pas besoin d’"affirmative action" pour accéder à l’université ? L’impressionnant apaisement racial que reflètent plusieurs sondages pourrait peser dans le même sens. En 1996, 70 % des Noirs estimaient que le racisme était "un grand problème", ils n’étaient plus que 44 %, selon le Washington Post en janvier.
"L’élection du premier président américain noir ne signifie pas que nous pouvons fermer la boutique", rétorque Marc Morial, président de la National Urban League, une des principales organisations de défense des droits des Noirs. Il rappelle que les Africains-Américains, même si l’un deux est à la Maison Blanche, "courent toujours deux fois plus le risque d’être au chômage que les Blancs, trois fois plus celui de vivre dans la pauvreté et six fois plus d’être en prison".
Ce discours agace certains intellectuels noirs. "Dénoncer la discrimination raciale n’est pas ce dont l’Amérique noire a le plus besoin, écrit John McWhorter, un universitaire new-yorkais, en qualifiant d’"incantation tribaliste" les discours des organisations noires attribuant au racisme toutes les difficultés des Noirs. "Si l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP), qui célèbre cette année son centenaire, cessait d’exister, dit-il, provocant, dans le journal The New Republic, quel effet cela aurait-il sur l’Amérique noire ? L’organisation ferait mieux de financer des programmes contre la déscolarisation ou pour créer des emplois."
"Je suis fatigué des discours mortifères du communautarisme noir, confie le romancier Victor LaVallee. Entre un Noir militant sans pouvoir et celui qui gouverne aujourd’hui le pays, qui est le véritable leader communautaire ?" Ce débat intellectuel rebondit concrètement ces jours-ci devant la Cour suprême, saisie de deux dossiers qui pourraient remettre en question deux dispositions emblématiques de la politique de lutte contre la discrimination raciale.
A New Haven (Connecticut), 19 pompiers blancs poursuivent la municipalité pour avoir annulé un examen de promotion professionnelle qu’ils avaient réussi. Au vu des résultats défavorables à tous les candidats noirs, les autorités avaient craint des poursuites judiciaires sur la base de la loi de 1964 qui interdit "toute pratique susceptible d’avoir un effet discriminatoire sur les minorités" en matière d’emploi. Si la décision, attendue pour juin, donnait raison aux requérants, un pan essentiel de la législation antidiscrimination pourrait se fissurer.
L’autre affaire met en cause la loi de 1965 qui soumet à l’agrément de l’administration fédérale toute modification du découpage et de l’organisation électorale dans neuf Etats du Sud, pour protéger le vote des Noirs. Dans les deux cas, les plaignants arguent de l’élection d’un président noir pour soutenir que ces dispositions n’ont plus de raison d’être. Pourtant, il est peu probable que, sauf si la Cour suprême l’y contraint, Barack Obama s’avancera sur ce terrain miné pour lui des "relations raciales".
Noirs et Blancs l’attendent au tournant. En période de crise, l’heure n’est pas à la réouverture de plaies non suturées. "Le nouveau président ne fera rien pour les Noirs en tant que tels. Il montrera qu’on peut aider les Noirs sans faire référence à leur couleur, prophétise Daryl Scott, professeur d’histoire a Howard. Depuis Obama, il est plus difficile de réduire tous les problèmes au racisme." Ironiquement, alors que la France s’échine à inventer des statistiques ethniques, les Etats-Unis, pris pour modèle, cherchent à les dépasser.
Philippe Bernard"
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
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