1er avril 2023
Lors des dernières Journées laïques de Ferney-Voltaire, la rencontre avec les élèves de première du Lycée International fut l’occasion d’échanges féconds, révélant la sensibilité de ces jeunes élèves aux valeurs républicaines. Préparée par leurs enseignants, en histoire et en philosophie, que nous tenons à remercier, cette rencontre s’est prolongée par un travail qui démontre que, contrairement aux discours ambiants, la laïcité n’est pas un concept archaïque et désuet pour les jeunes lycéens.
Certes, il ne s’agit que de quelques exemples à partir desquels il serait hasardeux de déduire un subit engouement des jeunes lycéens pour les valeurs républicaines, pour la laïcité, mais ils signifient que notre persévérance est plus que jamais nécessaire, et que, lorsque l’école de la République accomplit sa mission, rien n’est perdu. Plutôt que de se lamenter sur des résultats de sondages à partir desquels ils déduisent que la cause est perdue, les militants laïques et républicains doivent se mobiliser.
Nous publions, introduits par une présentation de leur professeur d’histoire, deux copies d’élèves qui ont disserté autour de la laïcité et de son histoire.
Présentation de Monsieur Jean-Loup Kastler, professeur d’histoire
Ces copies sont le produit d’un devoir sur table réalisé en deux heures par des élèves de première du lycée international de Ferney-Voltaire sur le sujet "La laïcité : une spécificité française ?" Ce devoir est l’aboutissement d’un travail mené en classe sur le thème "Analyser les relations entre Etats et religions" de la spécialité "Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques". Les élèves ont participé à cette occasion à une conférence-débat organisée au Lycée par le Comité Laïcité République dans le cadre des Journées de la laïcité de Ferney-Voltaire.
Les copies qui sont présentées ici ont obtenu la note maximale à l’exercice. Elles ne témoignent en aucun cas d’un niveau moyen de l’établissement scolaire en question. Elles ont cependant le mérite d’exprimer le cheminement intellectuel authentique et nuancé de deux élèves face à une question qui a visiblement suscité leur intérêt. Elles n’ont été retouchées qu’à la marge avec l’accord des élèves (orthographe, syntaxe, formulation). Le plan, qui varie d’une copie à l’autre, est un choix personnel. Le caractère relativement approfondi de la réflexion de ces deux élèves à ce niveau s’explique par le fait qu’elles et ils avaient été spécifiquement préparées pour ce sujet.
Première composition
« L’Eglise chez elle et l’Etat chez lui » déclare l’écrivain Victor Hugo le 14 janvier 1850 lors d’un discours à l’Assemblée Nationale. Ainsi peut s’illustrer le principe de la laïcité, défini par la séparation de l’Etat et de la religion. Pourtant, la religion possède aujourd’hui comme hier une place importante dans la politique et la géopolitique du monde entier. Existe-t-il une spécificité française de la laïcité ? Nous étudierons, dans un premier temps, les régimes de « non-séparation » de la religion et de l’Etat dans leur diversité historique. Puis, dans un second temps, nous nous intéresserons aux différents types de laïcité qui s’expriment dans les régimes de séparation de la religion et de l’Etat.
La laïcité à la française peut être considérée comme spécifique en comparaison de nombreux régimes de « non-séparation » de la religion et de l’Etat qui s’accompagnent bien souvent de la persécution des religions minoritaires.
Tout d’abord, de l’Antiquité Moyen-Âge, la plupart des empires et des nations construisent leur identité autour d’une religion. En France, les rois et les empereurs sont sacrés et sont représentés sur les tableaux et gravures avec une auréole comme les saints. Ainsi, il n’y a aucune séparation entre l’Etat et la religion. Au contraire, cette dernière est souvent prétexte à des guerres visant à agrandir les territoires mais aussi à convertir les populations des empires voisins. Il existait aussi de véritables théocraties, où le dirigeant était considéré comme un dieu. C’était le cas dans l’Egypte des pharaons à qui était prêté le pouvoir divin de bénir et de soigner les hommes.
Les régimes de « non-séparation » existent encore aujourd’hui. De nombreux Etats reconnaissent une religion officielle et créent des lois en conformité avec cette dernière. Les non croyants sont alors obligés de fuir ces pays ou de se conformer à la pratique religieuse dominante. C’est le cas en Iran où certaines pratiques religieuses comme le port du voile sont obligatoires sous peine de sanction. La révolte en cours dans ce pays à ce sujet l’illustre de manière évidente. Cependant, tous les pays qui reconnaissent une religion officielle ou dominante sans pour autant persécuter ceux qui ne s’y conforment pas. C’est le cas par exemple du Royaume-Uni.
Enfin, il existe aussi des régimes « anti-religieux » où il est interdit d’exprimer ses croyances librement. Ce fut le cas des régimes communistes soviétiques et chinois dans lesquels la liberté de culte fait l’objet d’une limitation stricte qui peut donner lieu à des discrimination voire à des persécutions. Le cas des Ouïghours l’illustre aujourd’hui de façon caractéristique. Cet état de fait s’appuie sur l’idée du philosophe Karl Marx d’après lequel « la religion est l’opium du peuple ».
Ainsi, les régimes de « non-séparation » de la religion et de l’Etat ainsi que les régimes anti-religieux discriminent ou violentent les croyants et les non croyants des religions qui ne sont pas les leurs contrairement à la laïcité française.
La laïcité française se distingue non seulement des régimes de non-séparation mais aussi de certains régimes de séparation qui existent dans d’autres Etats. Les politologues Jean Baubérot et Micheline Millet distinguent d’ailleurs trois types de « laïcités ».
Tout d’abord, il est possible d’identifier une « laïcité de reconnaissance » qui consiste à reconnaître plusieurs religions et à leur accorder une liberté de culte face à l’Etat. C’est ce qu’on appelle le « sécularisme » aux Etats-Unis. Cette forme de laïcité repose sur une conception de la liberté avant tout considérée comme négative au sens du philosophe Isaiah Berlin. Dans cette perspective, la liberté en matière de religion consiste avant tout à garantir l’indépendance des communautés religieuses par opposition à l’Etat. Cela peut aboutir à une « personnalisation du droit ». Par exemple, un prêtre, un rabbin ou un imam pouvait signer une dérogation pour qu’un individu de sa communauté ne soit pas soumis à la vaccination pour cause de croyance personnelle pendant la pandémie aux Etats-Unis. Ainsi, la religion possède une liberté vis-à-vis du pouvoir législatif qui serait impensable dans le cadre de la laïcité française.
La laïcité française se distingue aussi de la laïcité de coopération qui est un système dans lequel l’Etat, bien qu’il accepte toutes les religions et autorise la liberté de conscience, peut et va intervenir en faveur d’une ou plusieurs religions au détriment des autres. L’exemple de l’Inde où l’Etat, qui se prétend séculier, favorise la religion bouddhiste et participe à la discrimination contre les musulmans et les chrétiens à travers des lois qui entravent certaines de leurs pratiques, illustre bien la laïcité dite de coopération qui n’a bien souvent rien à voir avec la laïcité à la française.
De fait, cette dernière correspond à une laïcité de stricte séparation dans laquelle l’Etat est complètement neutre et ne se soucie pas des religions. C’est le produit d’une évolution historique qui a permis de rompre avec une monarchie de droit divin héritée du Moyen Âge. La République française organise la séparation de l’Etat et de la religion de manière à garantir à chacun une émancipation reposant sur une liberté positive en vertu de laquelle un individu dispose d’une réelle indépendance non seulement à l’égard de l’Etat mais aussi à l’égard de sa communauté d’origine. La liberté d’expression et le droit au blasphème sont caractéristiques de cette laïcité de séparation pour laquelle les croyances relèvent avant tout de la sphère privée.
Ainsi, les régimes de séparation semblent aussi variés que les régimes de non séparation. Seule la laïcité française permet de garantir une liberté positive des croyants et des non croyants.
Ainsi, il existe en effet une spécificité française de la laïcité, bien qu’il existe de nombreux pays qui se prétendent laïques à travers le monde en utilisant pour ce faire des termes variés. Les pays où la séparation entre Etat et religion n’existe sous aucune forme sont ceux qui discriminent le plus les croyants et les non croyants. En France, les rares interdictions qui touchent à la sphère religieuse sont limitées dans le temps et dans l’espace. Elles se justifient par des impératifs d’ordre public, d’hygiène ou de neutralité du service public. La laïcité française peut-elle être transposée à d’autres pays ?
Deuxième composition
« Tout dogme est ridicule, funeste : toute contrainte sur le dogme est abominable. Ordonner de croire est absurde. » C’est ainsi que s’exprimait Voltaire, plus d’un siècle avant l’adoption du droit au blasphème (1881), défia les lois établies par la monarchie d’Ancien régime et émit une critique à l’égard du dogmatisme religieux. Voltaire, en plus d’être une des figures majeures de la philosophie des Lumières, fut l’un des pionniers de la laïcité en France. Dès 1770, il permit au Pays de Gex de devenir le premier territoire français à bénéficier d’un début de liberté de conscience en faveur des protestants. Après 1905, date de la séparation de l’Eglise et de l’Etat en France, la liberté de conscience devint la règle générale pour toute la France grâce à l’établissement d’un régime de laïcité dans tout le pays. La laïcité française présuppose la non-reconnaissance et non-financement de tous les cultes religieux, l’égalité pour tous ainsi que la liberté de croyance. Existe-t-il d’autres Etats qui disposent d’un régime de séparation de l’Etat et des cultes comparable à celui qui existe en France ?
A fin de répondre à cette question problématique, nous allons premièrement parler des régimes de non-séparation de l’Etat et de l’Eglise afin de montrer en quoi il diffère du cas français. Puis, dans un second temps, nous parlerons des régimes dits de séparation. Enfin, nous mettrons en lumières certains aspects de la laïcité française.
Dans cette partie, nous allons comparer un régime ayant opté pour une religion d’Etat comme l’Arabie saoudite à la laïcité française.
Les pays optant pour une religion d’Etat sont les pays qui ne pratiquent pas la séparation de l’Eglise et de l’Etat. La religion d’Etat fusionne donc avec le pouvoir en place. Au contraire, la laïcité à la française est un régime qui exclue la religion de l’exercice du pouvoir. Elle vise à garantir la liberté de l’individu par rapport à sa communauté d’appartenance. Ce même individu est censé pouvoir s’appuyer sur l’Etat pour s’émanciper. C’est ce qu’on appelle la liberté positive au sens du philosophe Isaiah Berlin. A contrario, les régimes de non-séparation ne peuvent placer l’individu au centre. Ils privilégient le groupe ou la communauté majoritaire. En Arabie Saoudite, il s’agit de l’islam sunnite. En effet, 85 à 90 % de la population saoudienne est musulmane.
Cependant, même dans les régimes de non-séparation, l’Etat conserve une certaine indépendance vis-à-vis des principes religieux au nom de ses intérêts économiques et géopolitiques. Ainsi, l’Arabie saoudite entretient des échanges commerciaux avec la Chine. Ces derniers ont totalisé 76,9 milliards d’euros en 2021 selon Riyad. Pour cette raison, l’Arabie saoudite, un des berceaux de l’islam, ne critique pas la Chine en ce qui concerne la situation faite aux Ouïghours pourtant musulmans et ne condamne pas l’esclavage moderne dont ces derniers pourraient être victimes. De son côté, la France dénonce cette situation par le biais de son assemblée nationale mais cela ne l’empêche pas pour autant d’entretenir des relations commerciales avec la Chine. Cette dernière est en effet son deuxième fournisseur commercial.
Par une comparaison avec l’Arabie saoudite, nous avons donc pu constater que les régimes de non-séparation sont très différents de la laïcité française. Cependant, dans les deux cas, il arrive à ces régimes de placer leurs intérêts économiques au-dessus de leurs valeurs.
Dans cette deuxième partie, nous allons comparer un autre régime de séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’Inde, avec la laïcité française.
L’Inde a inscrit le principe de séparation de l’Eglise et de l’Etat dans sa constitution de 1950 que les politologues qualifient habituellement de « séculariste ». Cependant, cette constitutionnalisation du principe de séparation ne se retrouve pas toujours dans la loi qui prévoit de nombreux « accommodements » en ce qui concerne les « lois civiques ». De fait, l’Inde est favorable à une « laïcité de coopération ». Ce terme inventé par les politologues Jean Baubérot et Micheline Milot renvoie à un régime de laïcité pour lequel l’Eglise entretient des relations avec l’Etat qu’elle peut par ailleurs influencer. C’est exactement le contraire du cas de la République française qui défend une « laïcité de séparation » en vertu de laquelle aucun culte religieux ne peut influencer les lois.
Est-il à vrai dire pertinent de qualifier l’Inde d’Etat laïque ? L’Inde malgré sa constitution ne réalise pas son projet de séparation de l’Eglise et de l’Etat. En effet, nous pouvons constater que les lois civiques y sont grandement influencées par les règles religieuses. Dans certains Etats de l’Inde, l’abattage des vaches considérés comme sacrées par la religion dominante (l’hindouisme) est interdite pour ce motif. Les bouchers majoritairement musulmans peuvent alors être empêchés de vendre de la viande de vache pour des raisons religieuses. En France, la vente de viande fait aussi l’objet d’un contrôle mais ce dernier ne s’effectue pas en fonction de considérations religieuses mais pour des motifs de maltraitance animale ou de respect des règles d’hygiène. Les conséquences peuvent être semblables mais les raisons ne sont pas les mêmes.
Tous les régimes de séparation de l’Eglise et de l’Etat ne se ressemblent donc pas. La « laïcité de séparation » à la française est distincte de la « laïcité de coopération » à l’indienne. Mais cette dernière peut-elle être considérée comme une forme de laïcité à proprement parlé ?
Dans cette dernière partie, nous allons nous intéresser au décalage entre l’idéal de la laïcité à la française et la réalité de sa pratique, ce qui nous invitera à relativiser son originalité.
La République française est un Etat laïque. Sa laïcité dite « à la française » a été un modèle à l’échelle mondiale. Le 9 décembre 1905, l’Etat y a coupé les liens de façon définitive avec les Eglises. En conséquence, aucun culte religieux ne peut être financé ou reconnu par l’Etat. Cependant, il existe une exception majeure à cette règle générale qui l’Alsace-Moselle dont le rattachement au territoire français est ultérieur à cette loi. La France y finance 1214 emplois religieux pour 55 millions d’euros par an. Cela concerne des curés, des pasteurs ou des rabbins qui ont un statut assimilable à celui de la fonction publique mais pas les imams. Cela n’est donc pas vraiment conforme au principe de laïcité ou de non-discrimination des cultes qui vaut ailleurs en France.
De plus, la République française ne s’est pas toujours comportée de manière cohérente au sujet de la laïcité à travers l’histoire. Ainsi, lors de la période coloniale, elle reconnaissait les cultes dans ses colonies pour y appuyer son pouvoir. Ce fut le cas par exemple en Algérie pour l’Islam de 1907 à 1954. La République française a alors tenu un double discours afin de pouvoir manipuler les populations et imposer sa domination coloniale. La France a alors fait passer ses intérêts avant ses valeurs. Certains DROM-POM héritent aujourd’hui de cette politique contradictoire et posent des questions de cohérence en ce qui concerne l’application de nos principes de laïcité.
En conclusion, il existait et il existe encore aujourd’hui un décalage entre le principe de laïcité qui vaut de façon spécifique en France et son application. Cela est dû au fait que l’Etat français fait parfois passer ses intérêts au-dessus de ses valeurs.
En définitif, la relation qu’entretiennent les différents Etats du monde contemporain avec les religions sont variés et peuvent difficilement être transplantés d’une espace à un autre. Des régimes ayant une religion d’Etat sont amenés à agir contre cette religion. A l’inverse, des pays prônant la séparation entre religion et Etat sont influencés par la religion dominante. La France n’est pas épargnée par ce phénomène. La laïcité, bien qu’elle y soit établie depuis 118 ans, n’est pas exercée de façon homogène sur tout son territoire. Il reste certaines exceptions que nous avons pu mettre en évidence.
Nous pouvons constater que les intérêts d’un Etat finissent toujours par primer sa religion que ce soit pour des raisons économiques ou géopolitiques. Malgré la place que peut prendre une religion dans un Etat, les décisions que ce dernier prendra auront toujours une dimension multifactorielle. Quel que soit son système de valeurs, un Etat sera tôt ou tard confronté au réel.
Malgré tout, la laïcité à la française possède bien une spécificité. Les rapprochements avec d’autres systèmes sont difficiles voire impossibles à cause de la différence entre les situations initiales et l’histoire de chaque pays.
Pouvons-nous, en prenant en considération la dualité entre les valeurs et les intérêts, établir des comparaisons crédibles en ce qui concerne les relations entre Eglises et Etat à l’échelle mondiale ?
Voir aussi "Les rencontres de la laïcité" de Ferney-Voltaire (18-19 nov. 22), dans la Revue de presse VIDEO "Rencontres de la laïcité au pays de Voltaire (Ain)" (France 3 Rhône-Alpes, 18 nov. 22) (note du CLR).
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