Livre

"Les francs-maçons et l’école de la République" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 12 avril 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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L’autre grand versant de l’engagement des francs-maçons dans ces années 80, est bien évidemment celui de l’Éducation nationale et du syndicalisme enseignant. Davantage qu’une tradition, c’est le lieu sacré de la République, protégé du tumulte de la cité, où depuis les lois Jules Ferry, franc-maçon du Grand Orient, on prépare les enfants de toutes origines à penser par eux-mêmes, à acquérir les connaissances fondamentales, à devenir des citoyens libres, différents mais égaux en droit, responsables.

Condorcet déjà avait montré le chemin, affirmant "on ne naît pas citoyen, on le devient". Et où apprend-on à le devenir ? À l’école publique laïque qui n’a pas vocation à former des enfants à devenir des Blancs, des Noirs, des Jaunes, des catholiques, des protestants, des musulmans, des juifs, des athées, des francs-maçons, des libéraux, des socialistes, des communistes, mais à faire l’apprentissage des autres en devenant des femmes et des hommes émancipés capables à tout instant de se dégager de tous les préjugés. C’est le noyau dur de l’humanisme républicain.

Les maçons sont naturellement nombreux à militer en faveur de l’école laïque, à la Fédération nationale de l’éducation nationale (FEN), dans ses organisations affiliées, dans les associations engagées pour la séparation des Églises et de l’État. La laïcité, outil au service de la liberté de conscience, est si importante dans la culture maçonnique, au point de se confondre avec elle, que ce sont les obédiences en tant que telles qui s’impliquent, s’expriment, montent en ligne.

Les maçons avaient été nombreux à participer au rassemblement de Vincennes [1], le 19 juin 1960, lorsque 350 000 manifestants et plus de 10 millions de pétitionnaires avaient fait serment de lutter "sans trêve et sans défaillance" jusqu’à l’abrogation de la loi Michel Debré sur le financement public des écoles privées. Les équilibres seront bouleversés par l’explosion de la Fédération de l’éducation nationale en 2000, alors qu’elle était parvenue à conserver en son sein les composantes socialiste et communiste éclatées dans les autres organisations syndicales depuis la Libération. Mais avant cela, la bataille va être sanglante en 1983 autour du projet de création d’un "grand service unifié de l’Éducation nationale" inscrit dans le programme de gouvernement de la gauche. Les divisions faciliteront son abandon et la mise en berne de l’étendard de la laïcité. Le Grand Orient, contre vents et marées, assumera sa mission historique en demeurant fidèle à la laïcité.

L’arrivée de la gauche au pouvoir ne prend pas ces maçons engagés par surprise. Ils ont participé à la préparation des projets, à la mobilisation des syndicats, des associations, à la vie des partis. Ils y ont promu leurs idées, pas toujours convergentes, jamais monolithiques, témoignant d’une réelle proximité culturelle et philosophique entre le mouvement social et le Grand Orient.

Une influence qui n’a rien de secret, même si une fois encore certains supports d’extrême droite prétendent révéler "le pouvoir occulte des francs-maçons". Un éternel "marronnier" [2] qui excite la curiosité populaire et assure un bon niveau des ventes. À un journaliste qui m’interrogeait lorsque j’étais Grand Maître sur cette chimérique puissance des francs-maçons, leur prétendue "mainmise sur l’État", je répondais : "Imaginez-vous sérieusement que je puisse convoquer dans mon bureau les quelques ministres membres du Grand Orient pour leur dire ce qu’ils devraient faire ? Mais ils m’enverraient promener et cela à juste titre ! De surcroît, deux à deux, ils n’appartiennent pas au même parti, au même courant, à la même sensibilité. Non, sérieusement, l’influence réelle de la franc-maçonnerie ne se mesure pas aux nombres de ministres francs-maçons mais à sa capacité à faire rayonner des idées, des principes, des projets." Les résultats ne sont d’ailleurs pas toujours à la hauteur espérée ! Mais les préjugés ont la vie dure.

Retour aux lendemains de l’élection présidentielle de 1981. L’État de grâce s’est installé. Dans les couloirs du Palais Bourbon où je traîne mes guêtres de journaliste pour couvrir l’actualité parlementaire fort riche en cette période avec la mise en œuvre des réformes promises, je retrouve mes amis devenus députés. Ils sont encore sur un nuage. La victoire a le goût de la nouveauté même si un ancien me confie avoir le sentiment de reprendre l’écriture d’un roman suspendu à la fin du Front populaire. Il y a de la révolution douce et pacifique dans l’air. Le nouveau président a beaucoup promis au cours de cette longue campagne.

Dès les premières semaines, le gouvernement de Pierre Mauroy engage un train de réformes inégalées depuis Léon Blum. Nationalisations, revalorisation des minima sociaux, instauration de l’impôt sur les grandes fortunes, de la semaine de 39 heures, cinquième semaine de congés payés, retraite à 60 ans, lois Auroux qui améliorent les droits des salariés dans l’entreprise, suppression de la Cour de sûreté de l’État, abrogation de la loi anticasseurs, interdiction des tribunaux militaires, fin du délit d’homosexualité, extension des peines de substitution, remboursement de l’IVG par la Sécurité Sociale, abolition de la peine de mort, lois de décentralisation, création de la Fête de la musique, prix unique du livre, loi sur les radios libres, réforme de l’audiovisuel, politique de grands travaux : Opéra-Bastille, La Villette, Grand Louvre, Grande Arche de la Défense, Institut du monde arabe, Bibliothèque Nationale de France… C’est un foisonnement qui ravit la gauche même si des divergences se font jour rapidement sur le contenu et la méthode des nationalisations.

Deux ans plus tard, ce seront les dévaluations et la politique de rigueur.

En attendant, la nouvelle majorité parlementaire doit assez vite faire face à une opposition qui, après le KO de sa défaite, reprend vie. Quelques députés autour de Gérard Longuet, Alain Madelin, Alain Devedjian, Jacques Toubon, issus de la droite musclée, mettent en œuvre une stratégie d’obstruction en déposant des milliers d’amendements aux projets de loi du gouvernement. À défaut d’avoir pu s’opposer à l’arrivée de la gauche au pouvoir, ils font barrage à ses réformes. La démocratie va-t-elle tenir le coup ou bien s’agit-il d’un février 1934 se jouant cette fois à l’intérieur du Palais Bourbon ?

Cette guerre de tranchée, je la suivrai jour et nuit sur place dès que je serai nommé correspondant de l’Agence France Presse au Parlement aux côtés de quelques vieux briscards de la presse parlementaire, éminents journalistes à l’immense culture politique tels André Passeron puis Thierry Bréhier du Monde, Jean Charpy de La Nation, Jean Le Lagadec de L’Humanité, Sophie Huet du Figaro, aujourd’hui disparus et pour qui j’ai une pensée émue. La politique avait du souffle et les journalistes de la profondeur, de la santé aussi pour ces fins de nuit à la buvette parlementaire.

Dans les mois qui suivent l’élection de François Mitterrand, la joie demeure partagée par le plus grand nombre. Mon atelier, la loge Salvador Allende, dont je viens de quitter le vénéralat, c’est-à-dire la présidence, a de longue date invité le Premier secrétaire du Parti socialiste, Lionel Jospin. La grande salle Cadet dans laquelle, en dépit des règles de sécurité, s’entassent plusieurs centaines de frères et sœurs, est bien trop petite. Du grand hall adjacent des dizaines d’autres agglutinés débordent jusque sur le trottoir de la rue Cadet. Il n’y a plus une place. Nous sommes débordés et cette maison, accoutumée aux réunions paisibles, cède aux charmes de l’espoir. Ce n’est pourtant pas une réunion de meeting.

Le rituel, même minimaliste, la tradition d’écoute, le respect dû à la parole des autres, associés à l’atmosphère chaleureuse confèrent à ce moment une dimension exceptionnelle. Lionel Jospin, que je raccompagne ensuite à son domicile, pourtant rôdé par les campagnes électorales mais dont c’est la première expérience en "tenue blanche fermée", c’est à dire devant une assemblée composée essentiellement de francs-maçons, me dit son étonnement devant ce silence, mélange d’écoute, de respect, de questionnements, de bienveillance. De fait, l’émotion était forte, teintée de cette naïveté qu’on rencontre encore et heureusement en loge, comme chez cette jeune sœur s’excusant de n’avoir aucune culture politique et exprimant sa "joie" à l’idée qu’"hommes et femmes allaient désormais être vraiment égaux".

Les maçons présents ce soir-là vécurent un rêve éveillé, l’unité presque parfaite entre notre identité maçonnique et notre espoir politique. Bien évidemment, cela n’engageait pas tous les maçons, libres de ne pas se reconnaître dans ce moment historique. Mais pour moi l’imagination pouvait irriguer le pouvoir.

Quelques années plus tard je découvrirai cet aphorisme clairvoyant de Charles Péguy selon lequel "tout parti vit de sa mystique et meurt de sa politique" [3]. Les faits vont se charger de nous ramener à la réalité. Dès septembre, le Grand-Maître Paul Gourdot, aux allures de sénateur provincial de la Troisième République, rocardien, laïque et anticlérical, qui succède au mitterrandiste Roger Leray, déclare avec force que le Grand Orient attend du gouvernement qu’il mette en œuvre la réforme annoncée du système scolaire. Une déclaration qui, à l’époque, me paraît superfétatoire tant cela semble aller de soi. Un rappel qui se révèlera prémonitoire.

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[1Lire dans les Documents "Serment de Vincennes" (19 juin 1960) (note du CLR).

[2"Sujet rebattu qui reparaît régulièrement" (Le Robert) (note du CLR).

[3Cahiers de la Quinzaine, Gallimard Folio, 1993



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