Revue de presse

"Les folies identitaires contre la République" (J. Macé-Scaron, Marianne, 18 juil. 14)

20 septembre 2014

"[...] Ce dimanche, donc, par deux fois, des groupes de manifestants qui défilaient en soutien aux Palestiniens de Gaza ont trouvé que l’attaque de synagogue était une conséquence logique de leur action politique et de leur soutien humanitaire à une cause.

La veille, une manifestation à Asnières s’était déroutée de son parcours pour faire le siège de la grande synagogue. Ces attaques survenaient après le lancement d’un engin incendiaire quelques jours auparavant contre la synagogue d’Aulnay, carbonisant la porte du lieu de culte.

Ce dimanche, à l’issue des échauffourées entre les ultras de la manifestation et la Ligue de la défense juive, on a pu entendre tout le registre antisémite qu’il est inutile de reprendre ici et qui a fait la fortune d’un ancien humoriste.

Nul besoin de se référer à la figure de Rachi de Troyes pour savoir que les juifs et le judaïsme ont une très longue histoire dans ce pays. Ils ne sont pas une communauté issue de l’immigration. Or, il n’est pas rare que les agressions antisémites de ces derniers temps aient été présentées par l’immense majorité des réseaux « sociaux » mais aussi par une partie des médias comme un conflit opposant deux groupes d’« immigrés », chacun soucieux de défendre un des acteurs du Proche-Orient. Une opinion qui permet de renvoyer dos à dos dans une fausse neutralité et une égalité trompeuse, agresseurs et agressés.

Il y a treize ans, j’écrivais dans la Tentation communautaire ceci :
« Qui n’a pas vu que ce discours qui visait à “faire simple” finissait par mettre en cause la citoyenneté des juifs et légitimait une forme de dénationalisation rampante ? »
Eh bien, cette fois, nous sommes à la dernière étape avant cette « dénationalisation ». Pourtant, que n’ai-je été cloué au pilori pour m’être inquiété de ce glissement qu’avait saisi Pierre-André Taguieff quand il commença à parler de « nouvelle judéophobie » ! Je me souviens de brillants essayistes qui avaient écrit à ce propos : « Bien sûr, et pourquoi pas demain le retour des morts vivants ? » Comme l’écrit Amin Maalouf, arabe et chrétien, dans les Identités meurtrières, il arrive parfois que l’on regrette d’avoir eu raison. Si je cite Maalouf, c’est parce qu’il a vécu la folie des guerres confessionnelles dans son Liban natal et qu’il a été le premier à nous mettre en garde contre ces identités devenues folles, contre ces identités dévoyées qui essentialisent les personnes en les assignant à résidence, en les ramenant à leur appartenance religieuse, bref, contre l’identitarisme qui est en passe de devenir le mal du siècle. [...]

Et c’est ainsi que l’on peut voir ou entendre des Français qui s’estiment plus palestiniens que les Palestiniens ou plus israéliens que les Israéliens. Et c’est ainsi que l’on peut voir ou entendre des groupes qui somment la France de dessiner sa politique étrangère en fonction, non pas de l’intérêt supérieur de la nation et de l’ensemble des Français, mais de l’intérêt particulier de ses ressortissants musulmans ou juifs. Et c’est ainsi que grossit, grossit, la cohorte des bricoleurs identitaires : les résistants palestiniens du dimanche, les pionniers de pacotille.

Qui ne voit pas les ravages causés par l’islamisme quand il se couvre dans le keffieh palestinien ? Qui ne voit pas l’attrait de ce romantisme à deux balles qui conduit à soutenir un mouvement, le Hamas, qui terrorise son peuple ? Qui ne voit pas que cette « oumma virtuelle », cette communauté du Net, se soude autour de la figure du juif, devenu ennemi universel ?

Qui ne voit pas que la montée des actes antisémites, que la seconde intifada, que les provocations qualifiant la France de « pays le plus antisémite du monde » a terrorisé une partie de la communauté juive, notamment séfarade, pour qui l’« Arabe » a pris la figure de l’ennemi héréditaire ?

Dans une tribune, datée du 13 juillet, et publiée sur le Huffington Post, Tareq Oubrou, philosophe, théologien et imam à la mosquée de Bordeaux, écrit : « Chacun doit assumer ses responsabilités. Nous sommes des Français, des citoyens du même pays, nous avons le devoir de vivre ensemble en bonne intelligence. Donc de savoir discuter, d’accepter un dialogue contradictoire et surtout, surtout, de ne jamais passer de la posture politique à la violence. » La tribune est intitulée : « Amis juifs et musulmans, restons français avant tout ». L’auteur pressent que ce texte pourtant très modéré ne lui vaudra pas que des amis. Et, en effet, il ne faut pas attendre longtemps avant que sur le Net les accusations de « traîtrise » pleuvent. Normal. Le propre de la crispation identitaire est qu’elle voit des traîtres partout : des Arabes islamophobes ou des juifs antisémites. Nul ne peut échapper à la malédiction du chiffre 2, à la logique binaire.

Car à ces dérives violentes s’ajoute un climat particulièrement malsain qui entoure toute prise de parole d’une personne voulant s’exprimer sur le conflit en tentant de s’extraire des discours manichéens. Le « d’où parles-tu ? » claque comme un fouet. La suspicion s’abat immédiatement sur celui ou celle qui ne brandit pas en étendard son identité de « musulman » ou de « juif » et qui tente simplement d’exprimer son libre arbitre. Cet intervenant-là a forcément quelque chose à cacher.

Faut-il rappeler que l’on n’a pas forcément raison parce que l’on est à plusieurs, et tort parce que l’on est seul ? Ni l’inverse. Le jugement ne dépend pas du nombre de personnes qui adhèrent à une opinion, mais à la qualité de la pensée qui s’y trouve. Le rappel peut paraître superflu ou encombrant, mais une infinité de personnes peuvent adhérer à une opinion fausse, ce n’est pas pour cela que celle-ci en deviendra vraie, sauf à céder à cette tentation permanente de conférer à la puissance du nombre une vertu mystique capable de transformer le plomb en or, le faux en vrai, le mal en souverain bien. Nous serions donc sommés d’aliéner notre liberté de jugement et de céder à l’intimidation. Nous ne pourrions pas souligner, par exemple, que nous n’avons pas de leçon à recevoir de ceux qui ont tué Sadate et de ceux qui ont assassiné Rabin ? Nous ne pourrions pas dire que la guerre interpalestinienne entre le Hamas et le Fatah en 2007 a fait infiniment plus de morts que la tragédie qui se déroule à Gaza, de même qu’il serait interdit de mentionner que la Jordanie occupa la Cisjordanie jusqu’en 1967, la laissant à l’état sauvage ? Nous ne pourrions pas souligner, non plus, que la poursuite d’implantation de colonies encouragée par Netanyahou est une forfaiture et qu’elle met en péril l’existence même d’Israël ?

Mais cette danse macabre des folies identitaires serait-elle possible si la République n’était pas aux abonnés absents ? Serait-elle possible si l’ordre républicain était maintenu ? Pour revenir sur ce dimanche 13 juillet, les autorités publiques ont donné leur aval pour qu’un défilé propalestinien parte de Barbès pour terminer à Bastille, non loin du quartier Saint-Paul et de la rue des Rosiers, d’un côté, et des synagogues de la rue des Tournelles et de la rue de la Roquette, de l’autre. Il paraît qu’elles ont été surprises par le monde, surprises aussi d’apprendre qu’au même moment un rassemblement pour Israël se tenait dans une des synagogues. Il serait bon qu’à l’avenir ces autorités soient plus présentes et moins « surprises ». Car c’est cette absence aussi qui permet à la Ligue de la défense juive et ses nervis de se présenter comme une milice communautaire d’autodéfense, et ce en toute « légitimité ». Où se trouve l’ordre républicain, ici ?

Mais ce n’est pas tout car ce flottement, comme souvent dans nos institutions, se trouve, d’abord, au sommet de l’Etat. Quand, au soir des premiers bombardements sur Gaza, François Hollande assure de sa « solidarité » le Premier ministre israélien, sans un mot pour les civils palestiniens morts le jour même ; quand, le lendemain, pour masquer sa « bourde » diplomatique qui le place en digne héritier de Guy Mollet, il annonce qu’il a appelé Mahmud Abbas, qui croit-il convaincre ? Il donne une fois de plus l’impression d’être un bouchon ballotté sur un océan d’incertitudes. Or, rien ne profite plus aux folies identitaires que l’indécision, le flou, la faiblesse de comportement. On peut changer de pied pour une motion de synthèse du PS. On peut varier sur une politique économique. Une main ne peut pas trembler lorsqu’il s’agit du devenir de la République."

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