Revue de presse

Les écoles de journalisme en proie à l’intersectionnalité (Marianne, 12 av. 19)

28 avril 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Par Hadrien Mathoux.

Les thèses intersectionnelles connaissent un succès croissant dans les antichambres des rédactions de demain. Plutôt que le résultat d’un entrisme efficace, le phénomène est le reflet d’une génération biberonnée à la culture américaine et au féminisme "made in USA".

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« Nous nous engageons à faire preuve d’intransigeance envers les violences sexistes, homophobes, transphobes, grossophobes, antisémites, islamophobes, racistes. […] Nous demandons également aux directions de mettre en place des formations au traitement journalistique des discriminations de genre, d’orientation sexuelle ou de race. »
Le lecteur régulier de Libération n’aura probablement pas tiqué à la lecture de la tribune publiée récemment dans ses colonnes par « un collectif d’étudiants en formation de journalisme ». Pourtant, tout, depuis les mots employés jusqu’aux mesures réclamées pour « lutter contre le harcèlement dans la profession », en passant par l’emploi de l’écriture inclusive, y témoigne de l’imprégnation des idées intersectionnelles au sein des écoles de journalisme.

Dans ces pépinières de la profession, pas d’entrisme ni de noyautage organisé : les étudiants des écoles reflètent d’abord, assez simplement, les préoccupations du groupe sociologique particulier auquel ils appartiennent. Comme l’ont montré les travaux universitaires consacrés au sujet, au sein des formations au journalisme, les enfants de cadres sont surreprésentés ; ces jeunes ont majoritairement grandi dans des villes ; et ils sont, dans des proportions écrasantes, « de gauche ». Jusque-là, rien de nouveau. En revanche, cette jeunesse aisée, urbaine et progressiste se révèle beaucoup plus féministe que par le passé, notamment depuis #MeToo. « Aujourd’hui, quasiment toutes mes étudiantes se disent féministes », confirme Pascale Colisson, responsable pédagogique des élèves de première année à l’Institut pratique du journalisme (IPJ).

Nouveau mainstream

Etre sensible à l’égalité femmes-hommes est une chose. Mais les différents témoignages recueillis parmi des étudiants certifient tous l’existence d’une minorité active d’élèves (une petite dizaine par promotion) engagées dans un féminisme d’un nouveau genre, loin du féminisme universaliste qui avait jusque-là cours dans notre pays : le féminisme « intersectionnel ».

« Seule une petite partie de la population française connaît l’intersectionnalité, mais les enquêtes montrent très clairement que le concept progresse chez les jeunes militantes féministes », relate Aude Lorriaux, journaliste et porte-parole de l’association féministe Prenons la une, qui tient à préciser qu’en parlant d’intersectionnalité elle ne se réclame que du concept universitaire : soit l’étude, neutre, de la manière dont les différentes formes de discrimination se croiseraient, et non les récupérations militantes qui lui sont associées.

Cette tendance du féminisme, affichée ou inconsciente, est en tout cas devenue la norme chez une bonne part des futurs journalistes. « Mes étudiantes revendiquent une approche intersectionnelle et proposent des sujets intersectionnels », affirme Pascale Colisson. Un nouveau mainstream ? « Pour être “cool”, il faut être intersectionnel, estime une ancienne étudiante de l’école de journalisme de Sciences-Po, Tu ne risques rien en ayant cette position dans ce milieu-là et, dans le même temps, tu t’offres une sacrée étiquette de “journaliste engagé”. C’est du militantisme à moindres frais. »

Faute de statistiques, cette progression de l’intersectionnalité s’apprécie à travers des anecdotes : cette étudiante d’une grande école parisienne qui rêve de devenir gender editor (fonction créée par le New York Times consistant à passer au prisme du genre tous les sujets traités par la rédaction) ; cette autre qui propose un plaidoyer affiché pour le hijab de Décathlon et s’étonne lorsqu’on lui fait remarquer un manque de neutralité ; l’avalanche de questions d’étudiants, lors d’une conférence donnée par Nicolas Cadène, de l’Observatoire de la laïcité, au Centre de formation des journalistes (CFJ), sur le caractère « discriminatoire » ou « islamophobe » de la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école.

Qu’en est-il de la direction des écoles ? « On sent que quelque chose se met en place depuis l’affaire de la Ligue du LOL, pour nous demander des interventions », apprécie Aude Lorriaux, qui aimerait cependant qu’on y parle « davantage des discriminations et du sexisme ». Pour son association Prenons la une, qui s’est imposée comme référence du féminisme chez les journalistes, l’identité semble prévaloir sur les compétences. En témoigne sa tribune dans le Monde appelant à « embaucher, en masse, des femmes, des personnes racisées, des personnes LGBTQ + aux postes clés des rédactions ». A ce sujet, l’IPJ est en pointe : dès leur arrivée à l’école, « les étudiants suivent une formation de quinze jours pendant laquelle on veille à ce qu’il y ait une prise de conscience des élèves sur les discriminations et leur intersection », déclare Pascale Colisson, qui envoie également aux intervenants « un topo par écrit afin qu’ils soient conscients des questions liées aux stéréotypes » et ambitionne de créer des « modules de sensibilisation » obligatoires pour ceux qui souhaitent enseigner dans cette école parisienne.

Approche militante

En novembre dernier, l’Ecole supérieure de journalisme de Lille a confié son cours « Stéréotypes et déconstruction » à Nassira El Moaddem, ancienne rédactrice en chef du très engagé Bondy Blog, qui a choisi comme cas pratique… Inch’Alla, livre consacré à l’islamisation de la Seine-Saint-Denis. Le CFJ, de son côté, a organisé plusieurs conférences-débats où le pluralisme faisait quelque peu défaut : le 24 avril 2018, Rokhaya Diallo et l’afro-féministe Ketsia Mutombo devisaient avec Caroline De Haas, sans que le féminisme universaliste ne soit représenté [1] ; le 8 janvier 2019, la journée de la laïcité accueillait des membres de l’observatoire et une flopée d’intervenants hostiles à la ligne républicaine (dont… Rokhaya Diallo, proche de la mouvance indigéniste et pourfendeuse du « racisme d’Etat » que pratiquerait la France), sans contradicteurs.

La progression de l’intersectionnalité dans les écoles n’a rien d’organisé ; mais elle a des conséquences concrètes sur la vision du monde des journalistes de demain. La nouvelle génération a été biberonnée aux médias venus des Etats-Unis comme Slate, Buzzfeed, le Huffington Post, devenus incontournables pour promouvoir une certaine vision du féminisme. « Le regard américain sur ce sujet est fondamental, il n’est pas étonnant qu’on le retrouve chez les jeunes journalistes », abonde Aude Lorriaux. D’où une forte propension à regarder la société comme une addition de communautés identitaires, de minorités à défendre, et à considérer le commun, l’universel, comme des vieilleries. L’observation détaillée des projets proposés par les étudiants est édifiante : on y trouve des dizaines de productions consacrées au racisme, au sexisme, aux discriminations anti-LGBT, aux migrants ou à l’écologie… Quand les thèmes politiques, sociaux ou économiques se font très rares.

« Aujourd’hui, les étudiants sont tellement conscients des thèmes sociétaux qu’ils proposent énormément de sujets liés à cela, à tel point que les intervenants se plaignent parfois et rappellent qu’il y a d’autres sujets à traiter ! », confie Pascale Colisson. Un biais dans le choix des sujets qui peut parfois se retrouver dans leur traitement. « Les étudiants qui affichent ouvertement soutenir une cause, c’est une vraie question pour nous, témoigne Julie Joly, directrice du CFJ. C’est notre rôle de savoir distinguer l’expérience vécue d’une personne et le militantisme. » Pascale Colisson confie ainsi avoir « retoqué plusieurs sujets à des étudiants, en les avertissant qu’ils perdaient tout sens critique dans leur traitement ». Militantisme, journalisme et sens critique, voilà en effet une intersectionnalité de sujets que ces étudiants feraient bien d’interroger…"

Lire "Journalisme : quand l’intersectionnalité fait école".

[1"Réaction
Le 15.04.2019
A la suite de la publication de notre article, Aude Lorriaux a tenu à préciser qu’elle était l’unique organisatrice du débat sur le féminisme le 24 avril 2018, dans le cadre d’un dossier du magazine "Vraiment". Elle ajoute que l’historienne Geneviève Fraisse représentait le féminisme universaliste. La réunion s’est toutefois bien tenue dans les locaux du CFJ (plus exactement de l’école W, qui appartient au CFJ et occupe le même bâtiment) en présence d’étudiants de l’école."



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