Revue de presse

"Les « athées » de Dacca sous la menace islamiste" (Libération, 28 juin 13)

30 juin 2013

"Au Bangladesh, des blogueurs laïcs sont accusés de blasphème et menacés de mort. Ils dénoncent une manipulation.

Gaillard affable et dégingandé de 36 ans, Rasel Pavez incarne à son corps défendant les paradoxes du Bangladesh. Blogueur depuis 2005, laïc opposé à l’intrusion des religions dans la sphère politique, il a passé, ce printemps, six semaines en prison. Ce prof de physique à Dacca y a perdu son emploi et ne comprend pas ce qui lui arrive : c’est un gouvernement du Bangladesh a priori aussi laïc que lui qui l’a jeté derrière les barreaux. Hier, un tribunal de Dacca a fixé au 25 août la date de l’audience où d’éventuelles poursuites pour blasphème à l’islam seront discutées.

« Je ne crois pas aux religions. Je crois à la science », dit ce père de deux enfants qui a étudié dans le Connecticut et se veut rationaliste « sceptique ». Il estime « futile de discuter de science avec ceux qui sont totalement soumis aux écritures religieuses ». Et si des islamistes « soutiennent par exemple que la religion hindoue fait des femmes des "putes", ils doivent accepter qu’en retour, certains leur rétorquent que "Mahomet est un pédophile" », écrit-il sur son blog. Il n’est ni activiste ni militant politique, il croit simplement qu’on peut changer la société bangladaise, toujours divisée par la guerre de libération de 1971 et ses exactions, souvent commises par des islamistes. « On porte tous le poids de ce génocide jamais résolu - un peu comme la collaboration en France », affirme un professeur d’université.

« Pendez-les ! » Cela change lentement : un tribunal juge depuis 2012 les crimes de guerre commis en 1971 (lire ci-contre). Et la mésaventure de Rasel Pavez débute précisément le 5 février, quand ce tribunal condamne l’islamiste Abdul Kader Mullah « seulement » à perpétuité. Des blogueurs mécontents lancent un appel à une « chaîne humaine » de protestation, place Shahbagh, dans le centre de Dacca. Rasel y va.« Il y avait d’abord 50 personnes, en cercle, avec des bougies allumées. Les télés y ont vu une bonne histoire et l’ont fait monter en direct », raconte Fahmidul Haq, professeur de journalisme à l’université de Dacca. La foule afflue et quand, dans la nuit, les organisateurs veulent lever le camp, elle leur répond : « OK, vous partez ! Mais, nous, on reste. » L’occupation dure vingt jours, rassemblant des centaines de milliers de familles et de jeunes peu politisés, cousins des « Indignés », unis par un désir de laïcité. Le « printemps du Bangladesh » est en marche, les blogueurs lui font écho. « C’était une manif diversifiée, pacifique, riche, raconte Kowshik, blogueur de 38 ans. On a inventé un nouveau langage, 100 chansons ont été composées sur la place. Depuis vingt ans, il ne se passait rien. Là, l’esprit de la libération de 1971 renaissait. Comme une deuxième guerre de libération. » Rasel Pavez abonde : « On se sentait tous connectés. On croyait que ça pouvait changer le Bangladesh, amener plus de justice, un meilleur gouvernement. »

Pourtant, pour un mouvement pacifiste, le slogan envers les présumés criminels de guerre ne l’est pas vraiment : « Pendez-les ! » Kowshik le justifie : « La peine de mort, on peut la supprimer dans les pays où il y a une justice. Ici, il n’y en a pas. Alors, chacun a un côté extrémiste. » Rasel Pavez admet :« La peine de mort est contraire à mes vues. Mais ici, un condamné peut s’en sortir s’il a des connexions politiques. Tous les gens qui ont souffert en 1971 veulent la peine de mort », craignant que si Abdul Kader Mullah n’est pas exécuté, il soit libéré par l’opposition à son éventuel retour au pouvoir. La contestation va cependant basculer sur une contre-attaque habile du Hefajat. Ce nouveau groupe islamiste, issu des madrasas (écoles coraniques) de la ville de Chittagong, extirpe de certains blogs des écrits anti-islam et lance une campagne massive contre les « blogueurs athées », coupables de blasphèmes. A défaut de pouvoir dégonfler le mouvement, le Hefajat cible ses scribes, dressant une liste de 84 blogueurs à éliminer. « Pourtant, Shahbagh n’était pas mené par des "anti-islam", mais par des activistes de gauche », note Haq, l’enseignant universitaire. « Sur les 84 blogueurs, il n’y a même pas 10 athées ! raconte Rasel. Et seuls quelques-uns ont fait des commentaires agressifs. »

Criminel. Mais dans ce pays où l’étiquette athée est très mal vue, le mouvement est discrédité, son esprit « ruiné ». Shahbagh se vide, les islamistes prennent possession de la rue, réclamant la mort pour les « blogueurs athées ». Certains sont passés à l’action : le 15 février, Rajib Haider, architecte et blogueur, est poignardé à mort par cinq étudiants islamistes, ensuite arrêtés.

Le 1er avril, le téléphone sonne chez Rasel Pavez : la police. Elle prétend ne rien comprendre à cette histoire de blogueurs, il pense de son « devoir » de l’éclairer. Au poste, les policiers lui demandent : « Vous croyez votre vie en danger ? » Il répond : « Sur mes écrits, non, car je n’ai pas fait de commentaires anti-islam. Mais avec l’étiquette "athée", oui. »

A sa grande surprise, il est jeté en prison. On le fait parader tel un criminel devant les médias, avec trois autres blogueurs arrêtés, leur « butin » exposé devant eux : les ordinateurs, « comme des armes de destruction massive », ironise Rasel. Les télévisions relayent, il comprend la manipulation. « Ils nous ont pris pour dire : "Regardez ! Le gouvernement n’est pas anti-musulmans !" Mais pourquoi est-ce tombé sur moi ? Ils n’avaient même pas lu mon blog ! » D’ailleurs, Hefajat a réclamé l’arrestation des « vrais coupables », plutôt que de ces « inconnus ».

Mais pour Rasel Pavez, libéré sous caution le 12 mai, le mal est fait. L’école où il enseignait depuis six ans l’a licencié. Plus personne ne voudra de cet « ennemi de l’islam » dans l’enseignement. Il ne voit qu’un boulot possible, journaliste. Mais sa vie est en suspens : des « fanatiques » peuvent à tout moment le cibler. Les autres blogueurs arrêtés en avril ont été libérés. Le dernier qui restait en prison a recouvré la liberté jeudi. Avant son arrestation, il avait été agressé, en janvier. En cellule, Rasel Pavez a passé huit heures avec ses agresseurs. « Ils croient que tous les blogueurs sont athées. Je leur ai dit que nombre sont musulmans, mais ils s’en fichent : ils les tueraient quand même. L’un d’eux m’a dit : "Je n’ai pas pu te tuer, mais un jour, un de mes frères le fera." » Depuis, il sort peu. « Je n’ai plus de vie sociale. » Il blogue encore, mais peu. Et chaque matin, son épouse, enseignante, le supplie : « Ne blogue plus. »"

Lire "Les « athées » de Dacca sous la menace islamiste".


Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales