par Marc Riglet 14 septembre 2012
Les Lumières se donnent comme le patrimoine commun de l’humanité. Nous les percevons aujourd’hui, à tout le moins sous nos latitudes, comme le legs précieux du long processus d’émancipation qui voit l’homme maîtriser la nature, se libérer des superstitions, se donner à lui-même ses propres fins. Dans le même temps, les Lumières font l’objet, sinon de critiques, du moins d’interrogations, sur les « dérives » qu’elles nourriraient en leur sein.
Quelques exemples. L’autonomie de la personne, l’accession de l’humanité à sa « majorité », pour parler comme Kant, ne conduit-elle pas à un individualisme mortifère ? L’affirmation de l’universalité des Lumières ne dissimule-t-elle pas une prétention à l’hégémonie culturelle d’une petite fraction des terres immergées, le Finistère européen et sa succursale nord-américaine ? En posant que l’homme est la mesure de toutes choses et en abattant les idoles, l’esprit de Lumières ne concoure-t-il pas à la disparition du « sacré » sans quoi tout, dès lors, serait permis ? Et puis aussi, en prétendant maîtriser la nature, l’homme ne la ravage-t-il pas et n’est-il pas temps que celle-ci reprenne ses « droits » ? Et puis encore, la Raison n’est-elle pas grosse de déraisons, le Progrès de ses dégâts, le bonheur de ses désillusions, l’avenir radieux de ses futurs désespérants ? Bref, les bonnes intentions ne paveraient-elles pas, irrémédiablement, le chemin de l’enfer ?
On a reconnu dans ces questions ce qui fait la matière de notre doxa contemporaine. Elle fournit, à peu de frais, la matière inépuisable de sujets de baccalauréat et de péroraisons pour philosophes de comptoirs. On remarquera que cette critique contemporaine des Lumières se donne comme bienveillante. « C’est en critiquant les Lumières que nous leur restons fidèles », écrit, par exemple, Tzvetan Todorov (L’esprit des Lumières, Robert Laffont, 2006). C’est en risquant de devenir un nouvel intégrisme que les Lumières se trahissent, dit en substance Jean-Claude Guillebaud (La trahison des Lumières, Points Seuil, 1995). On peut toutefois se demander si, avec de tels amis, les Lumières ont encore besoin d’ennemis.
En vérité, il n’y a pas de moment où les Lumières auraient été si assurées d’elles-mêmes qu’elles aient jamais pu conclure à leur triomphe pour l’éternité. On ne comprendrait d’ailleurs pas qu’elles reprennent à leur compte ce mélange de fausse humilité et de vraie arrogance qui promet, par exemple, à l’Eglise romaine de parcourir ses trois stations, celle de l’Eglise souffrante, celle de l’Eglise militante et celle de l’Eglise triomphante ! Au fond, il est de la nature même des Lumières qu’elles marchent de conserve avec les anti-Lumières. Professant, à la fois, l’universel et la relativité des vérités, s’assignant un but mais récusant les fins dernières, elles s’exposent à l’hostilité de tous les dogmatismes, que ceux-ci se forgent dans la référence à on ne sait quelle « nature humaine » ou encore qu’ils se fondent sur la croyance à quelque « révélation divine ».
Aussi bien, pour prendre la mesure des variations contemporaines des « interrogations » sur les Lumières - qui sont les formes euphémisées de leur critique - faut-il revenir, avec Zeev Sternhell (Les anti-Lumières, Fayard, 2006), aux sources de cette hostilité.
La première source de refus des Lumières, l’idée la plus puissante qui prétend les condamner, c’est, sans doute, celle qui les déclare comme étant une abstraction « contre-nature ». Qu’il s’agisse des amples thèses historicistes de Herder ou des arguments plus prosaïques d’un Burke, ce qui est contesté, c’est « l’abstraction » de la notion d’ « Homme », ou, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur le vocabulaire, c’est la notion d’ « être humain », le human beeing anglo-saxon. Pour ces pères fondateurs des anti-Lumières, l’homme, celui des droits de l’homme, n’existe pas. Non seulement, nous disent-ils, l’homme ne peut pas s’abstraire des conditions historiques de son existence - ce qui, après tout, est plaidable -, mais il est tout entier défini par elles. De la même façon que le concept de chien n’aboie pas, l’abstraction de l’homme est une chimère. Burke ne rencontrera donc jamais l’homme des « droits de l’homme », mais il croisera volontiers, nous dit-il, des Anglais, des Français, des Allemands…
Il ne faut pas se dissimuler la puissance polémique de cette critique. D’abord, parce que certains de nos glorieux ancêtres n’y sont pas allés de main morte pour « s’émanciper » de l’Histoire, s’extraire des cultures, se dégager des institutions, se libérer des liens de toutes sortes qui brident l’accession de « l’homme » à sa « majorité ». On songe à la déclaration d’un Rabaut Saint-Etienne, rappelée par Claude Nicolet dans son Idée républicaine en France (Gallimard, 1982). Ce législateur de notre Révolution à ses commencements, entendant mettre à bas tout le legs de l’Ancien Régime et, sur une table rase, tout rebâtir, ne proclame-t-il pas : « L’Histoire n’est pas notre code ! ». La formule est superbe, mais elle est un peu rude ! Et puis, surtout, elle confond les deux registres de l’abstrait et du concret, du principe et de la réalité. Or, il faut d’autant plus tenir ensemble les deux idées de l’infinie diversité des hommes et de l’universalité du genre humain que c’est de leur irréductibilité supposée que se nourrissent certaines critiques contemporaines des Lumières qui sont autant d’interdictions de penser. Ainsi du débat sur les « civilisations » et la considération qu’on leur devrait, quelque « valeur » qu’elles promeuvent. Si l’étoile polaire des droits de l’homme ne nous indique plus le chemin, alors le relativisme culturel pèse de tout son poids et l’excision est une pratique rituelle respectable.
Autre position qu’il convient de tenir coûte que coûte : quand bien même nous concèderions qu’il n’y a pas de « hiérarchie » entre les « civilisations », il ne faut pas douter qu’il y a des « degrés » de civilisation. A moins de consentir aux mensonges du cauchemar orwelien - « la paix, c’est la guerre » - il faut faire le départ, dans une culture donnée, entre l’idiosyncrasie respectable et la différence inacceptable. Zeev Sternhell fait d’ailleurs remarquer que ce problème ne date pas d’aujourd’hui. Les tempêtes sous les crânes que suscitent la prophétie ou le déni du « choc des civilisations » ne sont pas seulement le produit contemporain des repentances coloniales ou des répliques du « sanglot de l’homme blanc ». Déjà, écrit-il, « le XVIIIe siècle français connaît l’existence d’individualités culturelles distinctes. Mais un Voltaire et un Montesquieu pensent qu’une hiérarchie existe et que cette hiérarchie est une hiérarchie de valeurs : une société où sévit l’absolutisme est inférieure à une société où est assurée la liberté individuelle ». C’est assez simple, non ?
La deuxième source de récusation des Lumières, c’est celle qui les déclare « intrinsèquement perverses ». On a reconnu, là, la condamnation papale du communisme en une époque où, d’ailleurs, le Vatican avait des mots moins rudes à l’endroit du nazisme. Mais, avant de servir à cet usage, c’est tout au long du XIXe siècle que l’Eglise apostolique, catholique et romaine s’était acharnée à récuser les Lumières et leur progéniture : les droits de l’homme. Ce que ces droits de l’homme contenaient d’intrinsèquement pervers, et que le Syllabus inventorie, en 1864, avec gourmandise, tenait essentiellement à deux choses. La première était l’insupportable prétention de l’homme à détenir des droits. Car, dans la pensée magique, dont la pensée religieuse n’est au fond qu’une variante, il n’est de droit que de Dieu. Dans cet accommodement, qui est, entre nous, tout sauf raisonnable, il ne reste à l’homme que des devoirs et qu’à en rabattre de sa superbe. Accessoirement, il est intéressant de constater l’antiquité de cette figure théologique. Ne se dessine-t-elle pas, la première fois, dans l’histoire connue de l’humanité, avec le mythe de Babel ? Les hommes, nous dit la Bible, en « voulant se donner un nom » et construire leur maison jusqu’au ciel, suscitent la colère de Dieu. Vengeur, le Créateur condamne ses créatures à ne plus se comprendre et les voue à la dispersion. Au-delà des bonnes fortunes ultérieures de ces métaphores théologiques, on mesure la puissante intimidation idéologique qui peut naître de ces sortes de condamnations. C’est cette intériorisation proprement religieuse de l’état de « minorité » qui commande les critiques actuelles du progrès, en général, et du progrès scientifique et technique, en particulier. Comment ne pas reconnaître, en effet, dans ces descriptions du « progrès » comme délire démiurgique, comme dernière aventure de l’apprenti sorcier, comme chemin garanti vers l’Apocalypse, les figures ordinaires de notre vulgate écologique ?
Dans la panoplie proprement religieuse des anti-Lumières, on ne saurait, enfin, oublier la part prise par le péché originel. C’est lui qui permet de monter à l’assaut de l’optimisme humaniste. C’est lui qui fournit le socle des résignations. Ainsi lestée du péché originel, même la deuxième vertu théologale, l’espérance, devient, pour ici-bas, une promesse de déréliction. Aussi bien, on le voit, dans cette perspective catholique romaine, que Vatican II n’a qu’éphémèrement amodié, la créature est non seulement sans droits, elle est déchue.
De ce survol de quelques éléments constitutifs de la pensée des anti-Lumières, il se dégage de singulières permanences. Certes, le temps n’est plus à l’assaut lancé contre elles, par quoi Zeev Sternhell définit si justement les fascismes. Mais, peut-être, de l’affrontement, sommes-nous passés insensiblement à l’effritement. Comme la République, pourvu qu’elle soit réduite platement à un mode de gouvernement, les Lumières, nous assure-t-on, feraient, dans nos sociétés démocratiques, comme l’on dit, consensus. Est-ce si sur ?
On doit déplorer, souvent, que les plus justes causes soient défendues par les pires avocats. Avec les Lumières, nous y sommes. La prétention à l’héritage des Lumières la plus éhontée est, sans doute, celle que s’accordent les bons apôtres de la pensée religieuse. Voici que par un de ces tours de passe-passe dont l’histoire n’est pas chiche, ils défendent ce qu’ils vouaient, hier encore, aux gémonies. La plus commune de ces supercheries est celle qui voudrait faire croire que la laïcité prend historiquement sa source dans la formule paulinienne qui distingue entre ce qui est à César et ce qui est à Dieu, ou encore, dans la distinction augustinienne entre la cité céleste et la cité de Dieu. C’est tromper deux fois son monde. Outre que ces distinctions, du moins dans leur acception romaine, instaurent moins une séparation qu’une hiérarchie, ce genre de raccourci historique fait peu de cas des luttes à mort que les Lumières eurent à conduire contre les dogmes religieux.
Pour dire les choses franchement et simplement, les Lumières, non seulement, ne procèdent en rien ni du judéo-christianisme, ni de quelques révélations divines, mais encore, elles ne peuvent éclairer que sur leurs décombres. Qui ne voit dans les convulsions du Moyen-Orient contemporain, dans la métamorphose du printemps arabe en hiver islamiste, l’actualité de cette vérité ?
Aussi bien, et dusse le Pasteur Anderson se retourner dans sa tombe, « l’athée stupide » et le « libertin irréligieux » restent bien, pour des siècles et des siècles, le sel de la terre.
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