Revue de presse

"Le supplice des « pals »" (Ph. Lançon, Charlie Hebdo, 31 oct. 23)

(Ph. Lançon, Charlie Hebdo, 31 oct. 23) 3 novembre 2023

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"Pendant la première guerre du Golfe, j’étais jeune reporter et j’ai passé du temps dans cette région où bat de nouveau un coeur sanglant (il y en a d’autres) du monde. De nouveau  ? Non. Il n’a jamais cessé de battre, simplement on ne l’entendait plus ou on l’entendait moins. « On », c’est moi, c’est vous. C’est beaucoup d’entre nous. Ceux qui ne vont pas ou ne vont plus là-bas. Il faut dire que ce qu’on nomme l’actualité charrie un excès de crimes, de peines et de soucis. La représentation médiatique du mal et de la fin du monde (de notre monde) est devenue si obsédante qu’on se demande jusqu’à quel point les médias n’ont pas remplacé, auprès du peuple, la bonne vieille menace religieuse de l’enfer sans purgatoire. La conscience d’une personne qui se voudrait ou qui se croit bien, du « bon côté », ressemble de plus en plus à un canard sans tête : elle ne sait plus dans quelle direction courir pour affronter les diables qu’on lui présente. C’est qu’il faut beaucoup d’énergie pour s’indigner ou compatir sans cesse face à tout ce qui ne relève pas d’une expérience directe, intime. Mais la vieille rengaine des extrémistes, ce noeud coulant des affamés de pouvoir, est de nouveau au goût du jour : « L’intime, c’est politique  ! Tout est politique  ! »

En 1990–1991, il était difficile pour un journaliste arpentant le Proche-Orient et le Moyen-Orient de ne pas être sensible à la cause palestinienne, et j’imagine que ça n’a pas changé. Les « Pals » étaient et restent les cocus de l’Histoire : les dépossédés, les perdants. Refaits aussi bien par Israël et les pays occidentaux que par les pays arabes, dotés de régimes criminels et pourris qui les soutenaient comme la corde le pendu. Un journaliste les côtoyant ne pouvait que restituer leurs destins, leurs paroles, leurs luttes, leurs souffrances, leurs rêves : leur présence. Aller dans les camps pales­tiniens, rencontrer des Palestiniens exilés un peu partout, était une manière de se rassurer sur l’état du monde arabe : on tombait souvent sur des gens drôles, cultivés, intelligents, qui faisaient et pensaient quelque chose d’intéressant, de dynamique, d’insolent aussi, à partir d’un ressentiment plus que justifié.

Des confrères disaient alors en riant que rien ne ressemblait plus à un Juif qu’un Palestinien : le sentiment d’être chez soi nulle part, la culture en diaspora, l’humour, le débat, la critique et l’auto­critique, les intellectuels et artistes qui vont avec  ; bref, un air minoritaire de liberté comprimée. J’étais toujours content de retrouver les Palestiniens que je connaissais : leurs convictions, très fermes, n’étaient dépourvues ni de sens du dialogue ni de goût du jeu. Étais-je naïf  ? Je ne le crois pas. Mais l’existence et la parole de ces gens stimulaient cette qualité qu’on possède à 20 ans : la générosité. Je ne dirais pas que c’était le bon temps : il n’y en a pas eu, depuis 1948, pour ce peuple abandonné  ; mais c’était un temps où, malgré tant d’horreurs, l’avenir avait encore, grâce à lui, une gueule d’Arabe. Plus tard, le poète palestinien Mahmoud Darwich, qui avait été membre de l’OLP et qui trouvait injustes les accords d’Oslo, sentit et craignit la violence folle et islamisée qui montait. Il écrivit en 2007, à propos de Gaza : « En sortant du coma, nous nous sommes rendu compte qu’un drapeau unicolore (celui du Hamas) avait chassé le drapeau à quatre couleurs (celui de la Palestine). » Quatre couleurs valent mieux qu’une, qu’il s’agisse d’une existence, d’une oeuvre ou d’une nation. Darwich est mort l’année suivante, pendant une opération du coeur, à Houston, Texas. Et nous voilà, quinze ans après, dans un monde aux drapeaux unicolores. La couleur qui finit par s’imposer à toutes est généralement celle du sang.

Je reprends l’anthologie qu’il avait dirigée et préfacée, La terre nous est étroite, publiée dans la collection « Poésie/Gallimard ». Les poèmes ont été traduits de l’arabe par Elias Sanbar. Faute de place, je n’en citerai que le début d’un, Nous sortirons. Il date de 1986. Je ne peux le lire sans mélancolie : « Nous sortirons./Nous l’avons dit : nous sortirons./Nous vous l’avons dit : nous sortirons un peu de nous-mêmes/Nous sortirons de nous-mêmes/Vers une marge blanche, méditer le sens de l’entrée et de la sortie./Nous sortirons d’ici peu. » Dernier vers de cette prière existentielle et politique, de ce discours poétique : « Nous avons dit : nous sortirons lorsque nous rentrerons. »"


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