Jean-Éric Schoettl, Conseiller d’État honoraire, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel. 16 octobre 2017
"Ma mère adorait danser la sardane et parlait catalan avec gourmandise. Quoique de parents mexicains, elle était née et avait grandi à Barcelone, avant l’installation de sa pérégrinante famille en France. Mon enfance s’est passée auprès de ma grand-mère maternelle et de deux vieilles tantes, dans un bain ibérique où ces déclinaisons particulières de la hispanidad – être mexicain, catalan, basque, asturien, aragonais, cubain, sud-américain, pied-noir d’Oran ou même issu de cette diaspora ladina (judéo-espagnole) qui s’obstinait à parler la langue de Cervantes si longtemps après l’expulsion des Juifs par les rois catholiques – étaient non des cloisons, mais les chatoiements d’un kaléidoscope hispanique depuis toujours pluriel, depuis toujours syncrétique.
Cette communauté affective et culturelle est précisément ce qui incommode les indépendantistes catalans. Ils veulent s’en détacher. Ils veulent extirper la part hispanique d’eux-mêmes. Leur fuite en avant ne traduit pas un projet positif, mais un dessein éradicateur.
Quel serait d’ailleurs le projet positif que porterait l’indépendance ? Serait-ce un projet culturel ? Mais l’emploi du catalan est depuis longtemps acquis en Catalogne (comme au demeurant aux Baléares), y compris dans les usages officiels. Serait-ce un projet économique ? Mais la Catalogne est depuis longtemps et à ce jour encore (avant le marasme dans lequel la plongera la partition) une région économiquement dominante, dont le PIB par tête est le plus élevé et le taux de chômage le plus bas d’Espagne. Serait-ce un projet politique ? Mais l’autonomie catalane, y compris dans le domaine régalien, pousse aux limites extrêmes la dévolution des compétences, si bien qu’il n’y a plus de « marge fédéraliste » à gratter.
Non, le projet indépendantiste est un projet négatif. Il vise à construire un « Nous » contre un « Eux » en coupant la société catalane de ses attaches hispaniques, à l’image de ce que fit l’Algérie tranchant ses adhérences culturelles et linguistiques avec la France après l’indépendance. Il ne s’agit pas de promouvoir le catalan (c’est déjà fait depuis longtemps), mais de réduire au silence la langue castillane, aujourd’hui déjà chassée de l’enseignement et traquée jusque dans les devantures des commerces. Il ne s’agit pas d’encourager l’expression des traditions locales (elles n’en ont pas besoin), mais de proscrire les us et coutumes hispaniques (les corridas, le flamenco), réputées étrangères au génie catalan, voire à son génome. Il faut faire le tri dans la mémoire collective en en chassant l’héritage espagnol, assimilé à l’arriération et au franquisme.
Cette réduction au franquisme, à laquelle les indépendantistes acculent toute opposition à leurs vues, leur est avantageuse à de multiples égards. Elle leur permet de jouer les victimes, en exploitant des images de « brutalités » policières qui, sans faire de blessé sérieux, ont été évidemment contre-productives par leur impact émotionnel et médiatique. La dénonciation du retour du franquisme travestit leur coup d’Etat en résistance héroïque à l’oppression coloniale. « No tinc por » (« Je n’ai pas peur ») : les indépendantistes n’ont pas eu peur en effet de détourner contre les autorités constitutionnelles espagnoles le beau slogan scandé par la foule barcelonaise contre la barbarie djihadiste au lendemain de l’attentat des Ramblas. La Generalitat n’avait-elle pas ouvert la voie à l’indécence en décomptant séparément les victimes espagnoles et catalanes du massacre ?
En rejouant et surjouant jusqu’au ridicule la guerre civile espagnole (« ¡No pasarán ! »), les indépendantistes dissimulent à bon compte leur propre terrorisme intellectuel, qui traite de fasciste quiconque résiste à leur emprise. Surtout, cette mascarade cache la vraie nature de l’indépendantisme catalan, intolérant, autoritaire et fondé sur une conception ethnocentrique de la nation : nous, Catalans, n’avons rien à voir avec tous ces sous-développés et assistés d’Andalous, de gitans et de sudacas (immigrés des pays andins). La nombreuse population non catalane de Catalogne (Espagnols venus d’autres provinces, Latino-américains, Marocains) ne s’y trompe d’ailleurs pas : lorsqu’elle vote, elle désavoue les indépendantistes. Il est significatif à cet égard que ce soit un Péruvien, Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature et habitant de Barcelone, qui soit devenu la voix la plus éminente de la résistance à l’intimidation indépendantiste.
Beaucoup de Catalans - la majorité si on retient les résultats en voix des dernières élections au parlement local - rejettent également une obsession séparatiste qu’ils ressentent à juste titre comme une auto-mutilation. En portent témoignage l’ampleur de la mobilisation anti-indépendantiste du 8 octobre, à Barcelone, qui mêlait drapeaux espagnols (la « rojigualda »), catalans (la « senyera » et non l’ « estelada ») et européens, puis, le 12 octobre, la foule rassemblée à Barcelone pour le « Día de la hispanidad ».
La majorité de la population catalane récuse non moins fermement le coup de force du 1er octobre. Car c’est bien d’un coup de force qu’il s’agit. Contrairement au référendum écossais du 18 septembre 2014, qui s’était déroulé dans un cadre légal (accord Cameron-Salmond signé à Edimbourg 15 octobre 2012), l’organisation de la consultation du 1er octobre met la démocratie espagnole devant le fait accompli en s’affranchissant volontairement de toute légalité. Elle se veut un défi à l’ordre constitutionnel espagnol. Elle tient pour non avenues toutes les décisions de justice rendues à son propos, à commencer par celles du Tribunal constitutionnel. Elle méprise l’appel à la raison, à l’unité nationale et à la légalité lancé par le roi Felipe VI qui, faisant son métier de monarque constitutionnel, a su retrouver les accents de son père lors du putsch avorté du lieutenant-colonel Tejero en 1981.
L’indépendance supposerait une révision préalable de la Charte fondamentale (qui fut approuvée à une large majorité en Catalogne en 1978). Elle appellerait le consentement de la population résidant en Catalogne (et non pas seulement des personnes nées en Catalogne, comme le voudraient les indépendantistes, dans leur logique ethnocentriste) et, en outre, celui du peuple espagnol tout entier. Sa dénonciation ne peut résulter d’une consultation illégale, bâclée, à laquelle n’a pas participé la majorité du corps électoral de Catalogne et dont le déroulement a tenu de la farce, avec sa proportion de "oui" rappelant les élections soviétiques des années 50. Le 1er octobre, le B A BA du droit électoral a été foulé aux pieds : en l’absence de listes d’émargement, il n’y eut ni contrôle de la capacité électorale de l’électeur (qui pouvait voter où il voulait), ni garantie de l’unicité du vote ; les exigences les plus élémentaires de sérénité et de dignité du scrutin ont déserté des « bureaux de vote » occupés et chauffés à blanc depuis la veille par les militants séparatistes.
Les indépendantistes de M Puigdemont n’ont pas pris la peine de penser l’avenir de l’aventure dans laquelle ils prennent en otage directement 7,5 millions de personnes (plus que la population du Danemark) et, indirectement, l’Espagne et l’Europe. Ils sont comme des lemmings, avec cette originalité d’entraîner les autres créatures dans leur course à l’abîme. Ils sont mus par leur seule passion : consommer le meurtre symbolique de leur hispanité. Le fonds de commerce des indépendantistes est tout entier là, depuis des années, ce qui explique leur mauvaise gestion des affaires locales, leur négligence dans la lutte contre le terrorisme et les cas de corruption gangrénant les institutions régionales.
L’Europe doit tirer les leçons de cette résurgence imprévue d’une pathologie ancienne.
La première est qu’à force d’expulser la nation de notre modèle du vivre ensemble, le nationalisme revient au galop sous des formes dégradées, miniaturisées quoique virulentes, mesquines (nous ne voulons pas payer pour les autres), mais aussi haineuses. Les mêmes beaux esprits qui trouvent obscène la simple référence à une identité nationale française ou espagnole s’inclinent avec respect devant ces micro-nationalismes, comme ils le font par ailleurs devant les desideratas des minorités ou les prétentions communautaristes. La même bien-pensance qui déclare l’Etat de droit en danger à la moindre mesure sécuritaire, enregistre sans broncher son absolue transgression en Catalogne. Quel est le fil conducteur de ces inconséquences ? La haine de l’Etat nation. Pense-t-on que c’est en liquidant les vieilles nations qu’on construira un monde débarrassé de ses vieux démons ? A l’heure où le président français évoque la citoyenneté et la souveraineté européennes, comment espérer créer un demos européen (qui voudrait que Suédois, Hongrois, Croates, Irlandais etc « fassent nation » tous ensemble), si les Catalans ne veulent plus « faire nation » avec les Espagnols, s’ils veulent « faire nation » à part ? Quelle citoyenneté supranationale construire sur des briques nationales éclatées ? L’idée de nation est comme une hormone, dont l’insuffisance provoque la déréliction de l’organisme, mais dont l’hyper-sécrétion produit un dérèglement inverse. Sa carence au niveau global provoque sa surproduction locale.
Seconde leçon : la situation présente en Espagne montre que l’autonomie poussée - loin d’apaiser des tensions ethniques, confessionnelles, culturelles etc héritées d’un passé le plus souvent fantasmé - peut les exacerber. Ainsi, cela fait des années que les compétences dévolues à la Catalogne en matière d’enseignement, de communication et de culture ont été utilisées par la majorité locale (en sièges et non en voix), "catalaniste" avant d’être franchement indépendantiste, pour formater la société catalane et conditionner les esprits dans le sens nationaliste (interdiction de l’usage de l’espagnol, réinvention de l’histoire etc). Ce qu’ils ont fait à l’école, au travers de l’activisme de professeurs militants, est particulièrement révoltant, parce qu’ils ont pris en otages des enfants.
Sur quoi débouche la démarche séparatiste dans laquelle persiste à s’inscrire la déclaration de M Puigdemont devant le Parlament le 10 octobre, dans son étrange proclamation d’indépendance « suspendue » ? Sur une partition unilatérale, imposée dans la douleur et au prix de troubles qui peuvent, demain, devenir violents, voire dégénérer en guerre civile. Sur une crise économique majeure née des affres de l’incertitude et combinant fuite des investisseurs et paniques bancaire, monétaire et financière. Sur une mise au pas de la société catalane que les indépendantistes, en désaccord sur tout le reste, rêvent (seul point d’entente entre la bourgeoisie catalane séparatiste et les gauchistes sécessionnistes) d’enfermer dans le carcan de l’autisme identitaire. Sur un divorce avec le monde hispanophone. Sur une division profonde et durable de la société catalane. Sur une déchirure des liens avec l’Europe, car celle-ci ne saura que mal faire de la proclamation d’indépendance : soit reconnaître le coup de force, avec toutes les conséquence douanières, monétaires, fiscales, migratoires, institutionnelles etc qu’emporteraient l’extranéité immédiate de la Catalogne et le long piétinement qui suivrait dans la file d’attente des demandes d’admission ; soit faire comme si de rien n’était, alors que l’Etat central espagnol ne pourrait plus répondre de ce membre virtuel, situation incompatible avec les règles de fonctionnement de l’Union (qui impliquent la responsabilité de chaque Etat membre sur tout son territoire).
Ce scénario régressif, où tout le monde est perdant, a été totalement escamoté pendant la « campagne référendaire ». Cette dernière a évincé toute raison au profit d’une exaltation collective orchestrée par ces manifestations de masse, avec bannières et oriflammes, qui sont la marque du totalitarisme.
Que peut négocier l’Etat espagnol avec une partie qui fait de l’unilatéralisme sa ligne de conduite ? Seules pourraient être négociées les modalités de la sécession. De fait, le 10 octobre, Puigdemont et la majorité indépendantiste du "Parlament" catalan n’ont nullement temporisé sur l’indépendance, dont ils estiment le principe acquis depuis le 1er octobre. Le "dialogue" auquel ils invitent Madrid ne peut porter que sur le calendrier et les détails pratiques de la sortie d’Espagne. Il est évidemment inacceptable par les autorités constitutionnelles espagnoles.
Le mot "dialogue" a pourtant égaré la majeure partie des commentateurs étrangers. Concession cosmétique aux pressions officieuses européennes (Donald Tusk), ce "dialogue" est un subterfuge destiné à la fois à apaiser les capitales européennes, à calmer les milieux économiques (que cela n’a manifestement pas suffi à rassurer) et à piéger les autorités centrales en les poussant à l’emploi de la force, ce qui permettrait à la propagande indépendantiste bien rôdée de soutenir que la "main tendue" a été refusée.
Quelles autres options a-t-il alors, ce pauvre Etat espagnol, que de se lancer dans la guérilla juridico-administrative que permet en théorie l’article 155 de la Constitution espagnole (mise sous tutelle des organes locaux) ou de laisser pourrir les choses en attendant des élections (anticipées ?) au « Parlament », en espérant que les indépendantistes laissent ces élections se dérouler normalement ?
En dehors des appels convenus au dialogue (qui renvoient dos à dos l’ordre constitutionnel et la sédition), en dehors de la déploration hypocrite du zèle policier (comme si la sauvegarde de la légalité n’avait pas pour ultima ratio l’emploi de la force publique), qu’a fait l’Europe devant la plus sérieuse épreuve traversée par la démocratie espagnole depuis les débuts de la transition démocratique ? Les Etats membres se taisent (à l’exception du président français regrettant l’éclatement des familles et parlant de coup de force). Le référendum kurde les a davantage inspirés. Les institutions européennes sont embarrassées et ambigües. Sauf Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission, les responsables de l’Union n’ont pas condamné l’aventurisme des dirigeants catalans comme il se devait, c’est-à-dire publiquement, explicitement et solennellement. Ils n’ont même pas opposé une franche et définitive fin de recevoir aux prétentions des indépendantistes de voir l’Europe intercéder entre l’Espagne et la Catalogne, comme si celle-ci était d’ores et déjà souveraine. Ce défaut de réactivité révèle à nouveau l’engourdissement de l’Europe face aux évènements qui menacent le plus gravement sa pérennité.
Or le risque de contagion existe. Si l’Ecosse a d’ores et déjà tenu son référendum sur l’indépendance (qui a montré que les populations ne sont pas nécessairement enthousiastes à l’idée de larguer les amarres des vieilles nations), plusieurs régions sont, on le sait, travaillées par leurs séparatistes : Euzkadi (y compris les trois provinces basques situées en territoire français : Labourd, Basse Navarre et Soule), Corse, Flandre, Frise, Frioul…. La Vénétie et la Lombardie convoquent le 22 octobre un « référendum d’autodétermination ». Les irrédentismes balkaniques se réveillent. En Ecosse même, Nicola Sturgeon exige la convocation d’un nouveau référendum sur l’indépendance en invoquant la circonstance nouvelle que constitue le brexit. La facilité (si factice et provisoire soit-elle et même grevée d’une clause suspensive) avec laquelle la Catalogne se proclame indépendante ne pourra pas ne pas avoir un effet d’entraînement. La boîte de Pandore est ouverte.
La sardane se danse en rond, les bras levés, les mains jointes à celles du voisin ou de la voisine, formant une chaîne humaine, tandis que le pas, tour à tour solennel et enjoué, exige des danseurs une excellente synchronisation. Jamais, en la dansant, ma mère n’aurait imaginé que la chaîne puisse se briser par la volonté de certains Catalans."
Lire "Catalogne : une tragédie de grande portée" et sur le site de la fondation Res Publica "Le projet des indépendantistes catalans est éradicateur".
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