par Jean-Pierre Malosto, secrétaire général du Comité Laïcité République. 9 mai 2021
L’Institut Montaigne a publié récemment l’édition 2020-2021 de son baromètre du fait religieux en entreprise [1]. Cette étude, conduite depuis 2014, permet de mesurer l’évolution du fait religieux et de ses manifestations dans le secteur privé. De septembre à décembre 2020, 1123 cadres et responsables managériaux ont été invités à répondre à un questionnaire.
D’après les résultats de l’étude, l’observation de faits religieux concerne environ deux tiers des entreprises étudiées. Et dans la moitié de ces sociétés, ces situations apparaissent régulièrement. Même si peu d’évolutions sont observées depuis plusieurs années, le phénomène est donc loin d’être négligeable.
Les auteurs du rapport ont défini différents indicateurs, dont un indice de densité. Un niveau de « densité forte » témoigne d’une situation pour laquelle « le fait religieux est présent de manière significative et influence incontestablement les relations professionnelles, le fonctionnement organisationnel et la réalisation du travail, ainsi que les relations managers-managés ». Au total, 22% des entreprises peuvent être classées sous cette rubrique de forte densité. Si le fait qu’une entreprise sur 5 est touchée peut paraitre inquiétant, là encore, une grande stabilité des résultats s’observe depuis trois ans.
Toutes les catégories d’entreprises semblent concernées, même si le niveau d’apparition des faits religieux est plus élevé au sein des grandes entreprises.
Les manifestations de faits religieux correspondent principalement à des demandes de congés ou d’adaptation du temps de travail en rapport avec la pratique religieuse (29 %), au port visible de signes religieux (24 %) ou encore, au fait de prier pendant les temps de pauses (12 %). Mais le fait religieux peut également s’exprimer dans les attitudes relatives aux femmes : dans 13 % des cas, les salariés pratiquants démontrent leur refus de serrer la main des femmes, de travailler avec elles ou d’être sous leurs ordres.
La catégorie de jeunes salariés (20 à 40 ans) ainsi que celle des ouvriers et employés sont les plus concernées par la manifestation de faits religieux. Il convient néanmoins de noter que les cadres supérieurs et les dirigeants sont également, dans des proportions moindres des acteurs de ces faits religieux.
Par ailleurs, pour 27 % des personnes interrogées, des attitudes ou faits discriminatoires en raison de l’appartenance à une religion ont été observés. Il convient de noter que toutes les religions semblent affectées par ce phénomène de discrimination.
Le plus souvent (78 % des cas), les situations identifiées ne concernent qu’une seule religion à la fois, et très majoritairement l’Islam. Et lorsque les manifestations mettent en scène en même temps plusieurs religions, les combinaisons Islam/Catholicisme et Islam/Judaïsme s’avèrent les plus fréquentes. Il semble donc établi que l’Islam est bien la religion la plus visible dans les entreprises.
L’observation de comportements rigoriste reste assez marginale, mais le phénomène a tendance à s’aggraver : en 2019, les répondants identifiaient des comportements rigoristes fréquents dans 8% des cas. Cette proportion a progressé pour atteindre aujourd’hui 12 %. Dans 8 cas sur 10, ces comportements rigoristes sont le fait de salariés musulmans.
D’une manière générale, du point de vue des répondants, les faits observés n’ont que peu de conséquences sur l’organisation du travail et sur les relations entre salariés. Les effets sont considérés comme négatifs et perturbateurs par 19 % des personnes interrogées. Mais cette proportion s’élève à 43 % dans les entreprises identifiées à forte densité. Les répercussions de manifestations religieuses y sont donc ressenties comme très dommageables pour la vie de l’entreprise. Un tiers environ des participants à l’enquête identifient des impacts négatifs (souvent ou parfois) sur les relations entre collègues ou avec les clients, sur l’organisation et sur la réalisation du travail. La part de dysfonctionnements forts s’accroît depuis 2019.
Les revendications à caractère religieux impactent le management courant et complexifient souvent le traitement des conflits et la tâche des encadrants. Pour autant, les sanctions disciplinaires consécutives à des faits religieux restent très largement l’exception.
Les dirigeants prennent progressivement conscience de la nécessité de traiter le phénomène religieux. S’appuyant sur nouvelles dispositions introduites dans le code du travail par la loi du 8 août 2016, ils intègrent à leur règlement intérieur des mentions relatives aux religions. C’est le cas de 27 % des entreprises observées (41 % lorsqu’elles sont à forte densité). Certaines sociétés (15 %) établissent des chartes ou guides ou privilégient les formations concernant le fait religieux dans l’entreprise. Au total, 63 % des entreprises observées disposent d’au moins un dispositif interne pour traiter de ces questions. Elles étaient 55 % dans ce cas lors de l’étude précédente.
Pour autant, il semblerait qu’au sein des équipes, le niveau de connaissance de ces dispositifs internes soit encore insuffisant et que souvent, la doctrine de l’entreprise en la matière ne soit pas clairement établie.
En conclusion de leur rapport, les auteurs insistent à juste titre pour que le cadre légal qui entoure ces questions soit davantage valorisé et pour que les dirigeants, en liaison avec les partenaires sociaux formalisent les règles et principes de fonctionnement susceptibles d’atténuer l’effet délétère que peut produire dans l’entreprise l’expression religieuse.
Il s’agit d’un enjeu majeur pour que le secteur privé ne devienne pas un terrain favorable à l’expression de positions radicales au service de communautarismes de tous bord.
Le Comité Laïcité République avait, en 2014, remis à Jean Luc Petithuguenin, dirigeant de la Société Paprec, son Prix National de la Laïcité [2]. Il avait été l’un des premiers dirigeants à faire adopter au sein de son entreprise, une charte de la laïcité. La même année, un colloque était organisé à l’Assemblée Nationale, à notre initiative, sur le fait religieux en entreprise [3]. Nous y appelions à la vigilance des pouvoirs publics sur un phénomène risquant d’affecter les relations humaines et demandions que l’on sorte du traitement au cas par cas des différentes situations conflictuelles. Nous avions été entendus.
Il est enfin utile de rappeler que, dès 2011, le Haut Conseil à l’Intégration remettait au premier ministre un avis fondé sur le rapport établi par Alain Seksig dans lequel il recommandait que soit prise en compte au plan règlementaire la question religieuse dans l’entreprise : « Le HCI propose que soit inséré dans le Code du Travail un article autorisant les entreprises à intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions relatives aux tenues vestimentaires, au port de signes religieux et aux pratiques religieuses dans l’entreprise (prières, restauration collective…) au nom d’impératifs tenant à la sécurité, au contact avec la clientèle ou la paix sociale interne » [4].
L’édition 2020 de l’étude de l’Institut Montaigne nous invite donc à rester particulièrement vigilants.
Jean-Pierre Malosto
[1] Il est possible de consulter l’intégralité du rapport sur le site de l’Institut Montaigne.
[2] Voir Prix de la Laïcité 2014, le communiqué du CLR Une femme afghane, un chef d’entreprise français et deux philosophes, lauréats du Prix 2014 de la Laïcité (27 oct. 14) (note du CLR).
[3] Voir le Colloque du CLR « Laïcité et entreprises » (Paris, 13 déc. 14) (note du CLR).
[4] Voir dans les Documents “Avis sur l’expression religieuse et la laicité dans l’entreprise” (Haut conseil à l’intégration, 6 sept. 11) dans Haut Conseil à l’Intégration (HCI) (note du CLR).
Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique Travail (note du CLR).
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales