Livre

"Le communautarisme, voilà l’ennemi !" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 14 juin 2023

[Les échos "Culture" sont publiés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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Nous avons gagné une bataille en contenant l’offensive communautariste qui, tel un cancer, ronge la République de l’intérieur.

Mais la guerre commence à peine, une guerre philosophique d’un genre nouveau qui, au vieux clivage gauche -droite qui n’a pas complètement disparu, substitue un affrontement au sein de chaque famille entre républicains et communautaristes.

Ces derniers prétendent se poser en héritiers de Frantz Fanon et défendre les nouveaux damnés de la terre que seraient principalement les musulmans.

Orphelins d’une classe ouvrière avant-garde de la révolution, l’islamisme politique devient pour eux le fer de lance de la nouvelle lutte des classes mondiale.

Ils s’en prennent aux principes des Lumières, à l’universalisme, à la laïcité, outils, disent-ils, de la domination colonialiste.

Le communautarisme qu’ils prônent, c’est le retour à l’assignation à résidence de l’individu à son groupe d’origine. C’est la dissolution de la citoyenneté dans la communauté. C’est le coup d’arrêt à la lente mais progressive émancipation de l’homme et de la femme. C’est la soumission. C’est un immense bond en arrière qui renvoie aux temps où l’Église justifiait l’enfermement des consciences et les bûchers au nom de la vraie foi et de la Vérité. Un retour aux temps où le Parti unique légitimait la déportation des esprits libres dans les goulags au nom d’une prétendue morale de classe !

Le communautarisme ethnique, religieux, social, c’est la République qu’on empoisonne à petit feu.

Stanislas de Clermont-Tonnerre avait perçu les dangers pour la Nation, déclarant au cours de la séance du 23 décembre 1789 de l’Assemblée nationale, que "rien ne doit faire écran entre les citoyens égaux et la Nation, sous peine de mettre à mort la souveraineté du peuple (…) Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus. Il ne peut y avoir une nation dans une nation" [1].

Plus de deux siècles plus tard, ceux qui osent affirmer que ce principe doit être appliqué à toutes les communautés, musulmane comprise, passent désormais pour réacs, racistes, fachos, islamophobes !

La confrontation des idées monte en puissance dans un désordre amphigourique et dérape parfois en injures, y compris au sein de la famille laïque. Les organes de presse de la Ligue de l’Enseignement et de la Libre Pensée, étonnant attelage d’un socialisme pépère et d’un révolutionnarisme d’un autre temps, se laissent aller à des petites attaques personnalisées contre des responsables des associations du Collectif laïque. Il est vrai que ce dernier, fort d’une quarantaine d’associations, tient le cap d’une laïcité sans qualificatif. Mais jusque-là, dans la famille laïque, les amis d’hier, parfois même les frères et sœurs, faisaient en sorte de cantonner le débat aux idées et d’éviter les attaques personnelles. Désormais, ils sont au bord de la crise de nerfs.

Le Comité Laïcité République, sous la présidence de Philippe Foussier, puis à nouveau la mienne, tout en refusant les attaques personnelles, prend une place centrale dans cette bataille des idées. Communiqués, colloques à Paris et en province, tribunes bien relayées par Marianne et Charlie, le Comité Laïcité République monte en première ligne quand une partie de la presse dite de gauche colporte les accusations grotesques d’islamophobie.

Mes amis et moi, qui combattons depuis toujours le racisme sous toutes ses formes, nous voilà traités de racistes ! Pour nos accusateurs, la laïcité peut bien s’appliquer aux catholiques, aux protestants, aux juifs, aux bouddhistes, aux agnostiques, aux athées et aux libres-penseurs mais pas aux musulmans ! Le procès en islamophobie commence qui ressemble étrangement à ceux de la Sainte Inquisition qui aurait aimé passer par les flammes tous les Galilée, Newton et Copernic afin d’empêcher que la Terre ne devienne ronde. Comme il ressemble aux procès de Moscou lorsque toute critique de l’avenir radieux était qualifiée de fasciste et conduisait aux caves de la Loubianka et, pour les survivants, au goulag.

La bataille des idées s’installe au cœur de la vie politique et se fixe sur des situations concrètes qui divisent désormais la gauche et la droite en leur sein. La polémique prend ainsi un tour plus vif lorsque des élus locaux croient pouvoir acheter la paix sociale dans les cités par une politique d’accommodements dits raisonnables.

C’est alors qu’éclate l’affaire Baby Loup, moment symbolique qui contraint les uns et les autres à se positionner concrètement. Baby loup, c’est l’histoire d’une crèche à Chanteloup-les-Vignes dans la région parisienne, particulièrement sociale dans un quartier aux populations bigarrées, pauvres, dont la directrice demande à une collaboratrice d’ôter son voile pendant ses heures de travail. Celle-ci, de retour d’un long congé a en effet décidé de porter un voile islamique pendant son service alors que le règlement intérieur de l’association impose le respect des principes de laïcité et de neutralité au personnel. La salariée refuse. Elle est licenciée en 2008. Commence alors un long périple judiciaire qui conduira jusqu’en chambre sociale de la Cour de Cassation. Juridiquement, les textes insuffisants ouvrent la voie à des interprétations contradictoires au plus haut niveau des institutions judiciaires. Sur le fond, deux logiques s’affrontent, celle, laïque, qui demande que soit privilégiée la protection de la conscience des enfants dans le lieu où ils ont vocation à être instruits et celle pour qui la priorité doit être accordée au droit à la différence, c’est-à-dire au droit de porter un voile à l’intérieur de l’école. La bataille fait rage. Pressions, intimidations, fulminations, injures se succèdent. Pneus crevés, menaces de mort suivent. Natalia Baleato, la directrice, a peur mais tient bon. Bientôt, cette petite femme dont les racines plongent chez les Indiens du sud du Chili, cette ancienne militante de gauche, découvre que l’histoire se déroule à front renversé. Si la salariée qui a introduit le voile dans la crèche reçoit le soutien d’associations communautaristes, de façon plus inattendue elle trouve l’appui d’associations laïques de gauche !

La Fédération Cornec des parents d’élèves (FCPE), pilier historique du mouvement laïque, se divise pour ne pas dire se déchire. Ce n’est que le début d’une longue dérive. En 2019, la FCPE, à l’occasion d’une campagne d’affichage avant une élection de représentants, mettra en scène une jeune femme couverte prônant le droit pour les femmes voilées d’accompagner les enfants lors de sorties scolaires ! La Ligue des Droits de l’Homme, la Ligue de l’enseignement, la Libre Pensée attaquent le choix de la directrice et plaident en faveur du droit de la collaboratrice à porter le voile dans la crèche.

Le Grand Orient de France, les obédiences libérales, le Droit humain, la Grande Loge de France, la Grande Loge féminine, la Grande Loge mixte de France, la Grande Loge mixte universelle, le Comité Laïcité République, l’UFAL, Égales, l’Association des Libres penseurs, les Comités 1905, Libre Marianne et tout le Collectif des associations laïques défendent la directrice et la laïcité.

Chacun pressent que l’affaire Baby Loup constitue un marqueur national comme l’a été l’affaire du voile au collège de Creil. La philosophe Élisabeth Badinter, fidèle parmi les fidèles, l’avocat Richard Malka, Alain Finkielkraut, Catherine Kintzler, Caroline Fourest, Djemila Benhabib, Pascal Bruckner, Philippe Val, Charb, l’équipe de Charlie et aussi celle de Marianne apportent un soutien sans faille à la directrice.

Le Comité Laïcité République s’engage à fond et, en 2011, décerne le Grand Prix de la laïcité à Natalia Baleato en présence d’Anne Hidalgo, maire de Paris et de centaines de personnes.

La fracture gagne le monde politique. Olivier Besancenot, dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire, Jean Baubérot, Patrick Braouzec, député-maire communiste de Saint-Denis, Cécile Duflot, secrétaire nationale des Verts, dans une tribune publiée dans Le Monde dénoncent la stigmatisation dont la salariée de la crèche serait victime [2].

La nouvelle version de l’arroseur-arrosé fait florès. L’idéologie différentialiste est à l’œuvre qui s’exprime désormais dans les commissions consultatives, les Comités ad hoc, les observatoires créés pour assister les gouvernements. La Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité se divise alors que sa présidente Jeannette Bougrab prend le parti de la crèche et reçoit en retour une salve d’injures et de menaces. L’anonymat des réseaux sociaux transforme le débat contradictoire en explosion de haine. L’Observatoire de la laïcité connaît des remous entre son président, Jean-Louis Bianco, arcbouté sur une ligne laïcité molle qui ne dit pas son nom et une opposition constituée de la sénatrice Françoise Laborde, du député Jean Glavany et de moi-même, qui souhaitons que le gouvernement dépose un projet de loi pour clairement prohiber le port de signes religieux dans les crèches comme tel est le cas dans les écoles.

Des associations, prétendument de défense du droit des femmes à se vêtir librement, contrôlées par des communautaristes et soutenues par des militants d’ultra-gauche sont créées, qui ne cessent de provoquer et de tester la réactivité de la République. Ces associations, telle "Mamans, toutes égales" sauront avec subtilité habiller d’une sémantique progressiste des revendications réactionnaires. Jamais elles n’évoqueront les millions de femmes qui, par le monde, au péril de leur vie, militent pour le droit à ne pas porter le voile. Le dossier rebondira avec l’affaire des mères accompagnatrices de sorties scolaires.

L’affaire Baby Loup s’achève honorablement pour l’équipe de Natalia Baléato, la Cour de Cassation ayant débouté la salariée qui contestait son licenciement. Mais la décision de la Cour de Cassation ne règle pas la question au fond. La sénatrice Françoise Laborde dépose une proposition de loi visant à étendre l’obligation de neutralité aux structures privées responsables de la petite enfance et assurer le principe de laïcité. Roger-Gérard Schwartzenberg, président du groupe radical à l’Assemblée, défend une proposition de loi allant dans le même sens. En mars 2013 Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, à son tour demande une loi pour contrer la jurisprudence de Baby Loup. Telle est aussi la proposition que défend le Comité Laïcité République. Malheureusement la gauche, dont le représentant François Hollande siège à l’Élysée, reculera une nouvelle fois devant l’obstacle.

Bien vite l’affaire prend une dimension internationale. Le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU, où la République islamique d’Iran et ses alliés islamistes jouent un rôle prépondérant, lance une offensive pour faire croire que la France aurait violé la liberté de manifester sa religion et discriminé les femmes musulmanes. L’Iran, les islamistes mais aussi paradoxalement les ultra-libéraux communautaristes américains se retrouvent pour critiquer la France et sa laïcité. Patrie des Droits de l’Homme, raison pour laquelle elle est toujours appréciée par de nombreux peuples ainsi que j’ai pu le constater à l’occasion de mes voyages, notre République se retrouve stigmatisée comme une vulgaire dictature alors que ses accusateurs n’ont pas un mot sur les totalitarismes aux visages multiples !

Le même scénario se reproduira en 2020, à l’occasion de l’hommage national rendu dans la cour des Invalides au professeur Samuel Paty égorgé dans la rue par un islamiste, lorsque le Président prononcera un grand discours républicain et laïque. De l’Iran au Pakistan, de l’Algérie au New York Times, ce sera un tombereau d’injures et pour et certains de menaces.

L’affaire du voile de Creil et Baby Loup deviennent des symboles de la guerre mondiale des idées. Comme en 1905 la laïcité redevient un enjeu politique. Mais au lieu d’opposer la gauche et la droite, elle divise les partis et en particulier le seul auquel je n’ai jamais appartenu, le parti socialiste. Et ce au moment même où le Front national redouble d’efforts pour tenter de détourner la laïcité à ses fins. La confusion devient insupportable qui aboutit à ce qu’une partie de la gauche se détache de la laïcité, au prétexte de lutter contre l’extrême droite, alors qu’elle en fait le lit.

C’est le moment que je choisis pour écrire Ils ont volé la laïcité, qui fait suite à Marianne je t’aime [3], un appel au sursaut des républicains face à la montée de l’extrême droite et de l’islamisme politique, objectivement complices. Mon ami Stéphane Charbonnier, dit Charb, directeur de la publication de Charlie, journaliste et dessinateur satirique, accepte bien volontiers d’en illustrer la couverture. Ce sera un petit bonhomme, en chemise avec brassard, défilant au pas de l’oie, le bonnet phrygien au bout d’une pique.

Répondant à ceux qui nous accusaient de jouer à nous faire peur il répondra "J’ai moins peur des extrémistes religieux que des laïques qui se taisent", en ouvrant la cérémonie des prix de la laïcité du Comité Laïcité République dont il présidait le jury en 2012.

Il publiera une admirable Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes [4] que je conserve sur ma table de chevet. Bien que protégé en permanence par des officiers de sécurité remarquables qui nous accompagnent à chaque déjeuner ou dîner, auxquels je souhaite rendre hommage, car sans eux la peur étoufferait la démocratie, ni Charb ni moi-même n’imaginons que la mort rôde si près. Mon livre est publié en 2011. Trois ans plus tard, l’impensable s’est produit. Ils ont tué Charb. Comme ils avaient tué Jaurès.

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[1Stanislas de Clermont-Tonnerre, Discours sur l’assimilation, séance du mercredi 23 décembre 1789.

[2Le Monde du 13 juin 2011.

[3Patrick Kessel, Ils ont volé la laïcité, éd. Gawsewitch-Balland, 2012, 224 p., 18,90 e.

[4Charb, Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, éd. Les Echappés, 2015.



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