Note de lecture

Le clientélisme contre la République

par Patrick Kessel, président du Comité Laïcité République. 16 mars 2016

Gilles Kepel et Antoine Jardin, Terreur dans l’hexagone, Gallimard, 2015.

Le clientélisme qui conduit partis et candidats politiques à flatter les communautés en espérant obtenir leurs voix finit pas se retourner contre ses auteurs. Ce constat est valable pour la droite et la gauche dont une partie des responsables ont espéré capter le vote musulman en composant avec les revendications communautaristes, et se sont retrouvés fort dépourvus quand le vote fût venu.

Gilles Kepel, spécialiste du monde arabe, professeur à Sciences Po et Antoine Jardin, ingénieur de recherche au CNRS, confirment ainsi, dans leur ouvrage Terreur dans l’hexagone, la responsabilité des politiques dont les choix laissent le Front national “désormais en position d’en profiter quasi mécaniquement".

“Des émeutes de 2005 dans les cités aux massacres de 2015, la France a vu se creuser de nouvelles lignes de faille, dont la jeunesse issue de l’immigration postcoloniale constitue le principal enjeu symbolique”, fractures qui pèsent de plus en plus lourdement sur la vie politique française. C’est ce constat inquiétant d’un "malaise dans notre civilisation" que dressent les auteurs pour qui la progression des mouvements djihadistes et islamistes est "indéniable". L’incubation, écrivent-ils, citant l’aumônier musulman, s’effectue principalement dans les prisons où les musulmans constitueraient entre la moitié et les deux tiers de la population incarcérée. Les causes en sont socio-économiques. Mais elles sont aussi géo-politiques et culturelles, démontrent les auteurs qui dissèquent avec une précision d’entomologiste les parcours des nouveaux barbares.

Le contexte international a aussi contribué “à façonner la vision politique des quartiers populaires” : assassinat à Amsterdam du vidéaste Theo Van Gogh (2 novembre 2004), publication des caricatures de Mahomet dans le Jyllands-Posten (30 septembre 2005), appel à la résistance islamique mondiale qui se donne pour objectif de faire imploser les pays d’Europe en suscitant la guerre civile en leur sein, appel du président de la République islamique d’Iran à rayer Israël de la carte (février 2006), guerre américaine en Irak et conflit israélo-palestinien (2007-2012), chute de Mossoul (10 juin 2014)...

En fait la question de “l’intégration” est au coeur de la politique française depuis plus de trente ans. Tout avait commencé à l’automne 83 avec la Marche des beurs pour l’égalité, mouvement antiraciste mais aussi "ruse mitterandienne" qui divise la droite et assure la réélection du président sortant en 1988. Mais la machine se dérègle. Alors que les organisations juives françaises jouent un rôle moteur dans le mouvement en 1983, en 2015, à l’occasion des manifestations en faveur de Gaza, surgissent des slogans “Mort aux juifs”. Des manifestations qui expriment “la porosité entre antisémites d’extrême-droite, conspirationnistes inspirés par Soral et Dieudonné et islamistes galvanisés par la proclamation du Califat à Mossoul par Daesh”, analysent Kepel et Jardin.

En 2007, Nicolas Sarkozy, qui a proposé de “karchériser” la “racaille des cités”, bénéficie d’un bon report des voix d’extrême droite. Il est élu président de la République. Sa rivale Ségolène Royal fait le plein des voix des nouveaux électeurs des quartiers populaires qui se sont massivement inscrits (plus 19 % à Clichy sous Bois). Son discours prône une "France métissée" mais, selon les auteurs, elle "écarte la question du rapport à l’islam et à la laïcité". Une partie de la gauche allait se laisser séduire par le discours communautariste en lieu et place de sa traditionnelle culture universaliste.

Les musulmans, pris globalement, sont présentés comme un “nouveau prolétariat”. Une étude d’un think tank de gauche suggère que le vote musulman pourrait se substituer au traditionnel vote ouvrier qui fait défaut. Le déclin du sentiment d’appartenance de classe laisse partiellement place à l’ethnicisation des rapports sociaux. Jean Birnbaum, directeur du supplément littéraire du Monde, dans un ouvrage récent (Un silence religieux, Seuil) a brillamment argumenté et dénoncé cet aveuglement [1].

Le 14 septembre 2010, la gauche opte ainsi en faveur de l’abstention à l’Assemblée nationale et au Sénat, à l’occasion du vote de la loi sur le voile intégral.
En 2012, cette stratégie se révèle victorieuse. François Hollande profite de plus de 80 % des votants qui se définissent comme "musulmans" et se mobilisent contre son adversaire aux propos controversés sur les questions migratoires ou musulmanes. Les législatives qui suivent marquent l’entrée en politique d’une nouvelle génération issue de “l’immigration postcoloniale”. 400 candidats de cette origine aspirent ainsi à incarner la souveraineté nationale. Une douzaine entreront à l’Assemblée et au Sénat. "L’émergence de la troisième génération de l’islam de France augure alors d’une réconciliation de cet électorat avec la sphère politique", estiment les auteurs.

Mais bien vite cette stratégie se révèle à courte vue. En mai 2012, la loi sur le mariage pour tous chamboule l’adéquation entre le vote musulman et la gauche. C’est le divorce. Catholiques intégristes et islamistes manifestent ensemble contre la reconnaissance du mariage homosexuel. Des imams appellent à sanctionner dans les urnes les socialistes. Dans le même temps, la surenchère à la lutte contre l’ "islamophobie" devient un enjeu dans la compétition pour l’hégémonie sur la communauté.

C’est la déroute de la gauche aux municipales de 2014, notamment due à l’abstention massive dans les quartiers populaires. Dans certains cas, l’inclusion de figures islamistes sur des listes de centre droit leur donne la victoire. L’idée d’un vote monolithique des musulmans vole en éclats. D’autant qu’une “bourgeoisie religieuse islamique”, classe de jeunes entrepreneurs issus de l’immigration, plus sensibles au marché et aux valeurs conservatrices de la droite, est apparue au tournant des années 2000. Citoyens français éduqués, préoccupés de la réussite de leurs enfants, ils les inscrivent dans des écoles privées catholiques “afin de les tenir éloignés des établissements publics perçus comme violents et nuisibles à leur parcours éducatif”.
Le 25 mai 2014, le Front national arrive en tête aux élections européennes. La gauche a perdu ce qu’elle croyait être le vote musulman en même temps qu’une partie de son électorat traditionnel, déboussolé par l’impuissance face au chômage, la montée du communautarisme et le déni des réalités, qui se détourne d’elle.

“C’est au sein même des populations concernées que se déroulent désormais les combats les plus âpres. L’élimination des
"apostats" par leurs coreligionnaires pour les amener à leurs vues par la contrainte en constitue le paroxysme. Dans les quartiers populaires où les marqueurs de l’islamisation sont ostensibles, il est devenu socialement difficile, voir impossible, de rompre le jeûne diurne en public durant le ramadan”. “Un modèle de rupture avec les valeurs de la "société mécréante" se substitue au précédent modèle de "rupture sociale" avec la société bourgeoise”, écrivent les auteurs.

Le cataclysme de janvier 2015 révèle la profondeur de la déchirure culturelle. “Dans un pareil contexte, l’église, la mosquée,la synagogue, le temple protestant ou maçonnique, ces lieux de foi ou d’obédience dont la laïcité de la République reconnait la place légitime au sein de la société des hommes, ne sauraient s’ériger en relais primordiaux d’intervention de l’Etat. Si une institution nous semble devoir être refondée et reconstruite pour traiter sur le long terme cet immense défi, c’est l’instruction publique, depuis la crèche jusqu’à l’université tombée aujourd’hui dans l’indigence du fait d’une impéritie coupable de la classe politique tout entière”, concluent les auteurs qui en appellent au pacte social, laïque et intégrateur.

A une année de l’élection présidentielle, Terreur dans l’hexagone constitue une contribution importante et argumentée pour nourrir l’indispensable sursaut républicain.

Patrick Kessel


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