CLR, Libres MarianneS, LDIF

Laurence Rossignol : ouverture du Colloque "Place aux femmes !" (18 juin 16)

Ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des Femmes 22 juin 2016

Monsieur le Délégué Interministériel de Lutte Contre le Racisme et l’Antisémitisme, cher Gilles Clavreul,
Monsieur le Président du Comité Laïcité République (Patrick Kessel),
Madame la Secrétaire générale de l’association Libres MarianneS (Laure Caille),
Monsieur le Président du comité éditorial de Marianne (Joseph Macé-Scaron),
Mesdames et Messieurs, cher.e.s ami.e.s,

Permettez-moi, tout d’abord, de vous remercier de m’avoir invitée à ouvrir vos travaux. J’y suis d’autant plus sensible que je ne crois pas être là ce matin seulement parce que votre colloque s’intitule « Place aux Femmes », et que j’ai aujourd’hui la charge de défendre leurs droits au sein du Gouvernement. Ma présence a certainement peu à voir avec le protocole républicain ; j’ai même la faiblesse de penser que si je suis ici devant vous, c’est d’abord au nom des valeurs et des convictions communes que nous défendons. C’est aussi, plus certainement encore, en raison de l’inquiétude que nous partageons.

Je n’ai pas peur de le dire : oui, comme vous, je suis inquiète. Toutes et tous ici, nous sommes inquiets de voir aujourd’hui menacés les principes qui fondent notre engagement de féministes laïques et universalistes. Evidemment, nous savons bien que les droits des femmes, conquis de si haute lutte, sont constamment en danger. Comme le disait très justement Simone de Beauvoir en forme d’avertissement : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devez rester vigilantes votre vie durant ». Nous avons bien retenu la leçon : vigilantes, nous le sommes plus que jamais, et nous pouvons nous féliciter que l’adjectif puisse aussi, désormais, s’accorder au masculin. Car bien sûr, cette bataille qu’il nous faut continuer à mener au quotidien appelle la mobilisation de toutes et tous. Les hommes autant que les femmes. Ici et partout dans le monde.

Mais soyons lucides : cette évidence n’en est plus une pour beaucoup de celles et ceux qui se réclament du camp du progrès. Dans ce lieu qui porte la mémoire de tant de combats menés en son nom, nous pourrions être tentés de dresser des procès en trahison. De quel côté sont-ils ? De quel côté sommes-nous ? Y a-t-il un bon et un mauvais côté ? Mon objectif n’est certainement pas de tracer des frontières pour délivrer des brevets de progressisme. Je crois plus utile de nommer le danger que nous avons la responsabilité collective d’éviter : laisser la laïcité devenir le sujet qui explose et fracasse le camp des progressistes.

Soyons-en bien conscients : la première victime de cette déflagration sera la laïcité elle-même. Si les progressistes se déchirent à son propos, c’est elle qui disparaîtra. N’ayons pas la naïveté de penser que d’autres prendront le relais pour la défendre et surtout, ne les laissons pas l’accaparer et la récupérer à leur profit. Car lorsque certains, à droite, se font les nouveaux hérauts de la laïcité, ils n’ont pour objectif que de l’instrumentaliser en la dévoyant. Le Front national s’y essaie avec constance, et malheureusement avec une certaine audience, depuis plusieurs années. Mais qui peut croire qu’un parti réactionnaire dont l’histoire se confond avec celle de l’intégrisme catholique, puisse sérieusement défendre la laïcité ? Nous le savons tous ici : ses partisans ne la brandissent en étendard que pour combattre un islam qui menacerait « l’identité » de la France, chrétienne de toute éternité.

Le président du parti bien mal nommé « Les républicains » n’est d’ailleurs pas en reste. Lui aussi a bien compris l’intérêt d’en faire une arme pour exclure et diviser. A commencer par sa propre famille politique : lorsqu’il part en guerre contre les « accommodements raisonnables » consentis aux Français musulmans, c’est d’abord vers Alain Juppé qu’il tourne son fusil…avec les munitions de Marine Le Pen ! C’est d’ailleurs presque un plagiat de la présidente du FN que d’évoquer délibérément « l’identité » chrétienne de la France, plutôt que son histoire, qui l’est effectivement. Comment ne pas y voir une communauté d’esprit, mais surtout d’intérêts, qui ne sont pas seulement électoralistes ?

L’objectif de la droite, plus ou moins extrême, est clair : il s’agit bien de détourner la laïcité de son sens pour la vider de son projet émancipateur et fédérateur. C’est bien ce dessein là qu’il faut combattre, car jamais les progressistes ne pourront le partager. En la matière, il n’y aura jamais « d’accommodement raisonnable », ni de rapprochement souhaitable avec ces nouveaux pseudo-chantres de l’idéal républicain laïc. Eux n’ont pas d’autre intention que de cliver et stigmatiser ; nous, progressistes, ne devons pas avoir d’autre ambition que d’unir et rassembler.

Nos adversaires d’hier ne seront donc jamais nos alliés de demain pour défendre la laïcité, qui n’a pas d’autre signification que celle que lui donne la loi de 1905. Si le camp du progrès échoue à lui donner une traduction concrète dans la France du XXIème siècle, s’il se fracture irrémédiablement sur l’interprétation qu’on doit lui donner – stricte ? ouverte ? agressive ? inclusive ? – alors, nous allons tout et tous perdre. Toutes celles et tous ceux qui défendent le progrès contre la réaction : oui, nous allons perdre parce que nous serons seuls. Seuls et impuissants à combattre les extrémistes et les identitaires en tous genres, qui assignent d’abord l’individu à la communauté dont il est issu ou la religion dont il se réclame, plutôt que lui ouvrir le champ des possibles et du commun.

Bien sûr, certains disent aujourd’hui que cette idée républicaine de la communauté nationale a vécu, parce qu’elle a échoué.

Parce qu’elle a trahi la promesse d’égalité. Parce que la France serait un « pays raciste », comme on l’entend ici ou là. Mais cette affirmation a-t-elle le même sens que le constat qu’il y a, évidemment et malheureusement, du racisme en France ? Je ne le crois pas, même si je suis la première à déplorer les discriminations dont sont toujours victimes les Français et les étrangers issus de l’immigration, en raison de leur couleur de peau ou de leur religion. Permettez-moi d’être même plus précise : je ne suis évidemment pas sourde et aveugle au racisme anti-musulman qui s’exprime chaque jour dans notre pays, par des mots ou des actes qui, toutes et tous ici, nous révoltent.

Mais l’honnêteté intellectuelle impose de ne pas tout confondre. Dire « la France est raciste », et avec elle la République qui n’aurait pas soldé son passé colonialiste, n’a pas le même sens qu’affirmer : « il y a en France du racisme et des discriminations, que la République n’a pas suffisamment combattus et fait reculer ».

On le voit ici, ce sont moins les divergences d’opinion ou d’analyse qui divisent les progressistes, que la confusion que certains entretiennent, par calcul ou par conviction. La confusion est toujours une défaite de la pensée, et le principal défi auquel nous sommes confrontés aujourd’hui est bien de lever ces ambiguïtés. On n’en sort pas qu’à ses dépens, croyez-moi ! Je pense connaître le prix à payer pour des propos insuffisamment précis, clairs, étayés, pédagogiques.

Même s’il est douloureux, le coût d’un tel écart n’est jamais personnel : il est toujours collectif. Surtout lorsque l’imprécision cristallise les oppositions et les tensions au sein d’un camp, alors même qu’il faudrait les dépasser pour opposer un front uni à nos véritables adversaires.

Vous l’avez compris, je parle ici de ceux qui veulent fonder l’identité d’une communauté, d’un peuple ou d’une nation sur une religion. Quelle qu’elle soit. Chacun connaît les conséquences d’une telle démarche : lorsque la loi religieuse se substitue à la loi politique, ou même lorsqu’elle prime symboliquement dans les esprits, les femmes en sont toujours les premières victimes. Bien sûr, laïcité et féminisme ne se sont pas toujours confondus, loin s’en faut. Mais nul ne peut contester que, depuis un siècle, l’émancipation des femmes est intimement liée à la sécularisation et à la laïcisation de la société ; et la négation de leurs droits à l’obscurantisme religieux.

Nul besoin de convoquer l’Histoire pour s’en convaincre : l’actualité nous en apporte chaque jour l’illustration, dans les pays musulmans, mais aussi dans ceux de tradition catholique. Bien sûr, chacun pensera à la révolution islamique en Iran, parce qu’elle reste emblématique d’une régression spectaculaire de la condition des femmes. Mais nous pouvons aussi songer au sort que le parti AKP réserve aux femmes en Turquie, où depuis 15 ans, plus de 4000 femmes sont mortes des suites d’un crime d’honneur.

Comment ignorer le combat que mènent les femmes en Amérique latine, pour voir enfin reconnu leur droit à disposer de leur corps, par la légalisation de la contraception et de l’avortement ? Un combat que l’on pensait d’un autre âge dans la plupart des pays européens. Et pourtant… Il y a trois ans, les conservateurs espagnols envisageaient de limiter drastiquement l’accès à l’IVG ; aujourd’hui, ce sont les Polonaises qui se battent pour conserver ce droit, déjà très fortement encadré. J’en ai été témoin il y a moins d’une semaine. Bien sûr, je n’évoquerai pas ici le sort des femmes Yézidies en Syrie ou des captives retenues par Boko Haram, battues, violées, réduites en esclavage au nom du fondamentalisme religieux.

Il n’y a pas de mots pour dire l’enfer auquel ces prétendus « soldats de Dieu » les condamnent. Mais j’ai aujourd’hui une pensée pour toutes les femmes qui voient chaque jour leur dignité bafouée dans ces pays où, sous le poids de la religion, leurs droits sont niés. Une pensée pour toutes les victimes de l’oppression et de la barbarie, réduites au silence sous le joug d’une domination masculine légitimée et organisée par les autorités religieuses. Une pensée pour toutes les résistantes de la liberté, qui se battent pour conquérir, ou seulement conserver, l’égalité qui seule leur permet d’exercer une véritable citoyenneté.

C’est aujourd’hui à leurs côtés que les progressistes doivent se trouver. Partout dans le monde, mais aussi en France, sur les territoires en difficulté comme dans les quartiers huppés.

C’est pour ces femmes, ici et ailleurs, que nous devons, plus que jamais défendre la laïcité, qui sera toujours du côté du progrès et jamais du côté du repli. Ce principe éminemment républicain est évidemment le premier et le dernier rempart à tous les dangers qui les menacent : le contrôle de leur corps par la société, l’enfermement dans la sphère domestique, la ségrégation dans l’espace public.

Que chacune puisse être convaincue que ce n’est pas l’outil de leur discrimination, mais bien l’instrument de l’exercice d’une pleine et entière liberté. La liberté de croire ou de ne pas croire, bien sûr. Mais aussi liberté de refuser la pression religieuse au nom de la fidélité à une communauté d’origine ; liberté de ne pas céder aux injonctions masculines pour assurer leur tranquillité ou garantir leur sécurité ; liberté de construire l’avenir qu’elles auront choisi, dans une société qui fondent les rapports humains sur la mixité, le respect et l’égalité.

En 2016, cette ambition devrait être une évidence ; elle est devenue une exigence, dont nous devons rappeler chaque jour le caractère impérieux. C’est le sens du moment qui nous rassemble aujourd’hui et qui me rappelle ces mots de Proust, que je vous et nous adresse en forme d’encouragement : « Il n’y a pas de réussite facile ni d’échec définitif ». Je ne doute pas que les débats et les échanges que vous aurez, tout au long de cette journée, contribueront à nourrir cette conviction, et surtout notre engagement commun en faveur d’un féminisme universaliste et laïc. Je vous souhaite de bons et fructueux travaux et vous remercie.



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