Revue de presse

"Laïcité : la France en fait-elle vraiment trop ?" (la-croix.com , 8 déc. 20)

9 décembre 2020

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Défendu avec emphase par Emmanuel Macron, notre modèle de laïcité suscite des interrogations redoublées depuis qu’il se double d’une défense des « principes républicains », voire d’un « combat » assumé « pour les Lumières ». Les politiques de nos voisins, tous confrontés à la difficile gestion de leur pluralisme religieux, ne se nourrissent pas de la même anxiété.

Bernard Gorce et Anne-Bénédicte Hoffner

Contre « le terrorisme et l’islamisme radical » et « pour les Lumières », Emmanuel Macron est convaincu de mener un « combat européen » des plus essentiels, puisqu’il s’agit de défendre les valeurs du Vieux continent. Ce qu’il ne comprend pas, c’est la raison pour laquelle il est porté « de manière si gênée » par nos voisins [1].

Depuis l’assassinat de Samuel Paty, la France se sent seule. Pire, les critiques provenant de la presse américaine s’abattent sur une laïcité liberticide, voire islamophobe… Le projet de loi contre le séparatisme, présenté ce 9 décembre, jour anniversaire de la loi de 1905, risque de les relancer. Pourquoi le système français de relations entre l’État et les cultes est-il si décrié ? Est-il mal compris, ou vraiment inefficace ? Et comment s’en sortent ceux qui nous blâment ?

La réponse est délicate, tant chaque système est le fruit d’une histoire complexe et de rapports de force politiques, démographiques ou religieux particuliers. Outre-Atlantique, rappelle Nadia Marzouki, spécialiste de l’islam et de la liberté religieuse aux États-Unis, la critique de la laïcité à la française est « une rengaine ».

« Les Américains nourrissent une vraie inquiétude quant à leur sécurité intérieure depuis le 11 septembre 2001, mais leur rapport à la liberté religieuse est viscéral », rappelle-t-elle. Il ne leur viendrait pas à l’idée, de fait, de scruter les habitudes alimentaires ou vestimentaires des musulmans, ou d’autres, ni de réglementer la sacro-sainte éducation à la maison.

Aux États-Unis, le désengagement de l’État

En France, où l’on compte quelque 3 000 mosquées contre 1 200 aux États-Unis, tout diffère : l’histoire et le visage des communautés musulmanes, et surtout leurs relations à l’État. En France, les pouvoirs publics tentent, depuis trente ans, d’institutionnaliser un « islam de France » car « ils ont besoin d’un interlocuteur », justifie le politologue Haoues Seniguer, professeur à Sciences-Po Lyon. Leur erreur à ses yeux ? Placer la barre trop haut, et « confondre représentation et représentativité, alors que l’islam est par nature irrégulable, parce que pluriel. Croire que par le haut, on va réguler l’islam est une intention louable mais vouée à l’échec ».

Cette démarche est étrangère à la culture américaine, marquée par un « désengagement de l’État » et « une plus grande diversité des modes de pratique et de discours », constate Nadia Marzouki. Outre-Atlantique, les mosquées que fréquentent les salafistes ou les Frères musulmans côtoient celles pour les gays ou les femmes. « Le discours anti-occidental existe, mais pas le discours anti-étatique puisqu’elles ne perçoivent pas d’injonction de sa part, ni anti-laïcité puisque la religion est partout. »

Au Canada, un contexte très différent

Au Canada, où le premier ministre Justin Trudeau n’a pas ménagé ses critiques contre la France après la republication des caricatures du prophète de l’islam, la situation est, là aussi, différente. « Nous sommes un grand pays dont les frontières ne sont pas exposées comme les vôtres, et nous sélectionnons notre immigration. Surtout, nous n’avons pas votre histoire coloniale », rappelle la chercheuse Solange Lefebvre, titulaire de la Chaire diversité culturelle et religieuse à l’Université de Montréal.

En Alberta, où fut construite la première mosquée du pays, Calgary a pour maire un musulman et même, depuis le 30 juin, une « lieutenant gouverneur général » musulmane, Salma Lakhani, non voilée mais qui aurait pu l’être. « Parce que nous avons nous-mêmes rompu avec notre parenté européenne et que la mobilité est plus grande, les migrants sont davantage valorisés : certains musulmans sont des hommes d’affaires prospères », fait valoir Solange Lefebvre, persuadée que l’absence de statistiques ethniques et religieuses en France l’empêche d’« objectiver » les discriminations, donc d’y remédier.

La laïcité française produit-elle pour autant de l’islamophobie ? Le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme montre qu’en trente ans, la tolérance a progressé dans la société française, notamment à l’égard des citoyens musulmans. Dans un récent ouvrage collectif (Face aux attentats, PUF), les chercheurs analysent le fait qu’elle a même progressé depuis les attentats de 2015.

Des comparaisons plus pertinentes en Europe

Une belle réponse aux critiques venues du Canada, pays jamais frappé par des attentats islamistes, qui partage avec la Nouvelle-Zélande le triste privilège d’être le seul pays occidental à avoir connu un attentat meurtrier contre une mosquée : le 29 janvier 2017, Alexandre Bissonnette, militant d’extrême-droite, a ouvert le feu dans le Centre islamique de Québec, tuant six personnes, dans un pays peu familier de la violence.

Plus qu’avec l’Amérique du Nord, c’est sans doute avec les autres pays européens que la comparaison des relations entre l’État et les cultes serait pertinente. En particulier avec l’Allemagne, touchée elle aussi par de nombreux attentats et accueillant une importante communauté turque sur laquelle le bouillonnant Recep Tayyip Erdogan ne cesse d’affirmer ses droits. Si elle surprend souvent nos voisins par les restrictions qu’elle admet à la liberté religieuse, la laïcité à la française fait moins figure d’exception.

Une séparation plus souple et plus égalitaire

De plus en plus, les chercheurs observent des rapprochements entre des systèmes jusque-là presque opposés : le modèle « séparatiste » – de la France ou de l’Espagne sous la IIe République – et celui de l’association entre l’État et une ou plusieurs religions, choisi par les pays scandinaves, l’Angleterre, la Grèce. Plutôt que du noir et du blanc, l’historien Philippe Portier voit « se mettre en place, partout en Europe, entre les Églises et les États, un modèle grisé, de séparation souple et (relativement) égalitaire, du type de ceux qui s’étaient imposés en Belgique ou en Allemagne, au moment de leur entrée dans la démocratie ».

« Tous nos systèmes bougent, et rapidement, confirme l’anthropologue Anne-Laure Zwilling. Chaque pays a un groupe minoritaire qui demande plus de visibilité, ou un groupe majoritaire critiqué quant à sa légitimité. » Spécialiste des comparaisons entre systèmes européens, elle se garde de trancher en faveur de l’un ou de l’autre : « À une époque, on a pu présenter le système britannique avec ses policiers en turban hindou comme modèle, ou le système allemand avec sa reconnaissance publique de certains cultes. Mais chacun a ses limites et difficultés d’application. Aujourd’hui, tout le monde se sent un peu démuni. »

Des réponses variées et surtout évolutives

La plateforme académique Eurel, qu’elle anime, retrace les débats au sein des sociétés européennes sur le port de signes religieux, l’organisation des cultes, etc. Face à leur pluralisme grandissant, tous les pays réfléchissent au meilleur moyen de concilier liberté religieuse et cohésion nationale, par l’enseignement scolaire des « British values » en Grande-Bretagne, des « valeurs de la République » en France, par exemple.

Les réponses des 27 pays européens sont variées, et évolutives. Loin des grands discours sur les principes, l’Allemagne qui compte avec la France la plus forte présence de musulmans (4 à 5 millions de personnes), agit avec son pragmatisme habituel. Pour « faire entrer l’islam dans la sphère publique », elle mise sur l’enseignement, en autorisant des cours de religion à l’école et des facultés de théologie islamique à l’université publique. « En termes d’affichage, c’est excellent », observe l’universitaire Sylvie Toscer-Angot, dont le travail sur la reconnaissance de l’islam dans le système éducatif allemand sera publié aux Presses universitaires de Marseille début 2021. « Les petits musulmans ne sont pas traités différemment des petits protestants ou catholiques, et cela évite que les enfants suivent des cours dans des écoles coraniques. »

En France, précipitation, grandiloquence, voire hystérisation

En France, depuis la remise du rapport Debray en 2002 sur l’enseignement du fait religieux, les progrès restent minces. Les rapports sur la nécessité d’une meilleure formation – y compris théologique – des cadres religieux musulmans continuent de buter sur notre principe de séparation, et seule une modeste formation « civique » a pu être mise en place. Le décalage entre les ambitions françaises – l’émergence d’un « islam de France », « républicain », détaché des financements étrangers – et l’absence de tout accommodement avec le principe de séparation comme il en existe en Alsace-Lorraine, avec les établissements d’enseignement privé ou la propriété des lieux de culte catholiques, étonne à l’étranger, suscitant parfois de l’ironie.

Plus que la laïcité à la française elle-même, qui tente d’articuler liberté religieuse et séparation de l’État et des cultes, c’est son interprétation, et les discours qui l’accompagnent, que nos voisins comprennent mal. Ils y voient de la précipitation, de la grandiloquence, voire une forme d’« hystérisation », « quand il faudrait du respect, de l’apaisement, et laisser du temps à ceux qui ne sont pas à l’aise avec ce système », avance Anne-Laure Zwilling. « La laïcité à la française peut parfois être un peu raide sur la neutralité », estime Denise Helly, professeure à l’Institut national de recherche scientifique au Canada et spécialiste de l’immigration musulmane. « Il existe une conception de la République très autoritaire, vers laquelle pousse la demande de visibilité de l’islam. »

Quant aux effets de ces choix différents d’un pays à l’autre, on ne peut pour l’heure que se contenter d’indices, comme cette enquête menée en 2018 par l’Agence des droits fondamentaux de l’UE auprès des populations musulmanes de 15 pays. Elle montre que le sentiment d’attachement au pays de résidence est fort en Finlande, en Suède, au Royaume-Uni, en France, en Belgique, plus faible en Italie, aux Pays-Bas, en Autriche, en Grèce. La France laïque ne s’en sort donc pas si mal en termes d’intégration. À une nuance près. Ce sentiment d’attachement est légèrement plus élevé parmi les descendants d’immigrés, sauf en France et au Pays-Bas où les immigrés de la deuxième génération l’expriment moins que leurs aînés.

La population musulmane dans les pays occidentaux

  • Selon les estimations de l’institut Pew Research Center, près de 20 millions de musulmans vivent dans l’Union européenne, soit 4 % de la population totale. La France et l’Allemagne en accueilleraient 4,7 millions chacun, soit 46 % de l’ensemble. Dans le cas d’un scénario avec une immigration nulle, la part de la population de confession musulmane en Europe passerait à 7,4 % en 2050 ; à 11,2 % avec une immigration moyenne ; et à 14 % avec une immigration haute.
  • 3,2 % de Canadiens, soit un peu plus d’un million de personnes, se sont déclarés musulmans lors de l’enquête nationale des ménages en 2011. Statistique Canada projette leur nombre à 1,4 million en 2017, soit 4,64 % de la population totale.
  • Aux États-Unis, le Pew Research Center estime à 3,45 millions le nombre des musulmans vivant dans le pays en 2017, soit 1,1 % de la population totale."

Lire "Laïcité : la France en fait-elle vraiment trop ?"

[1Entretien à la revue Grand continent, publié le 16 novembre, traduit en six langues.


Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique Presse anglo-saxonne (note du CLR).


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