13 octobre 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Deux ans après l’assassinat de Samuel Paty, de plus en plus d’enseignants questionnent la discrétion du ministre face aux atteintes à la laïcité.
Par Amandine Hirou
"Dans le monde syndical, on appelle ça un "bougé", un changement brusque de posture. "Je ne suis pas naïf sur le fait qu’il puisse y avoir des mots d’ordre et des agitateurs prosélytes qui n’ont pas de bonnes intentions pour l’école et pour les jeunes", a déclaré Pap Ndiaye le 30 septembre dernier, à l’issue d’un déplacement dans un collège du XVIIIe arrondissement de Paris. Avant d’ajouter que les remontées de terrain "confirment une hausse des signalements" d’atteinte à la laïcité à l’école depuis la rentrée. Les mots que de nombreux professeurs désespéraient d’entendre.
Car depuis sa première visite officielle dans l’ancien collège de Samuel Paty, en mai dernier, trois jours après sa prise de fonction, le ministre de l’Education nationale était resté discret sur ce sujet brûlant. Il s’agissait alors de se démarquer de son prédécesseur Jean-Michel Blanquer. Ce dernier, en plaçant la défense de la laïcité et des valeurs de la République au coeur de son action, et en fustigeant l’influence grandissante du "wokisme" dans la société, s’était attiré les foudres de certains opposants et syndicats d’enseignants. "Je ne dirigerai pas un ministère doctrinaire. Je ne veux pas faire de cette institution un ministère idéologique", avait prévenu Pap Ndiaye, historien spécialiste des minorités et proche de la gauche, en juin dans un entretien au Monde.
Or, depuis la reprise des cours, plusieurs acteurs de terrain alertent, s’activent, tempêtent. Ils somment la Rue de Grenelle de se positionner clairement et d’afficher une plus grande fermeté. "On est passé d’un trop-plein de communication à un trop-vide ! Il y a un vrai décalage entre ce qui nous est remonté des établissements et les réponses apportées par le ministère", dénonce Bruno Modica, porte-parole des Clionautes, une association de professeurs d’histoire-géographie. En guise d’exemple, ce dernier avance le manque d’informations disponibles sur les modules de formation aux valeurs de la République et à la laïcité : "Alors qu’ils sont plus que jamais indispensables, ils ne sont plus vraiment mis en avant." Le 22 septembre dernier, L’Express révélait le contenu d’une note du comité interministériel de Prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR). Le document, daté du 27 août dernier, évoque une offensive menée par la sphère islamiste sur le Web contre l’institution scolaire. Une "agitation numérique" rappelant "le mécanisme ayant mené à l’assassinat de Samuel Paty", notent les fonctionnaires au détour du texte.
Même si les établissements scolaires concernés restent très minoritaires, les signaux concordants se sont récemment multipliés. Au printemps dernier, une progression conséquente du port de tenues islamiques, notamment des abayas ou des qamis (tuniques longues portées jusqu’aux chevilles) était signalée. Ces derniers mois, plusieurs incidents notables se sont également produits à Paris. Comme l’altercation entre une conseillère principale d’éducation du lycée Charlemagne, dans le IVe arrondissement, et une candidate qui aurait refusé de retirer son voile lors d’une épreuve du bac au mois de juin. La CPE avait ensuite fait l’objet de vives attaques sur les réseaux sociaux. Lors d’une sortie scolaire, en septembre, une professeure du lycée Simone-Weil, dans le IIIe arrondissement, a elle aussi subi des menaces téléphoniques de la part du frère de l’une de ses élèves, qui refusait d’ôter son voile. "Pap Ndiaye n’a pas affiché publiquement son soutien à ces personnels alors que l’on attendait de lui une parole forte", s’émeut un fonctionnaire proche du ministère qui, là encore, y voit une volonté de ne pas mettre en avant ces problèmes.
"En attente de consignes claires !"
Pour Jean-Louis Auduc, ex-directeur adjoint de l’IUFM de Créteil, il y a deux façons de réagir à ces événements. "La première est de s’inviter dans les médias pour y faire des annonces. Au terrain, ensuite, d’appliquer ce qui a été dit", avance-t-il. Ce spécialiste salue le choix de la Rue de Grenelle d’avoir plutôt opté pour la "voie hiérarchique classique" qui consiste à envoyer une note en interne aux recteurs. Le 16 septembre, ces derniers ont en effet reçu une lettre relative au "port de tenues susceptibles de manifester ostensiblement une appartenance religieuse", rappelant les principes législatifs et la conduite à tenir dans un tel cas. "Quinze jours après la rentrée, c’était un peu tard ! D’autant que le phénomène était signalé depuis le mois de mai", déplore toutefois un proviseur de la région parisienne. Surtout, la note n’a pas été transmise immédiatement aux chefs d’établissement et aux directeurs d’école comme le voulait pourtant la procédure. Pierre N’Gahane, recteur de l’académie de Dijon, et par ailleurs ancien préfet, est l’un des rares à l’avoir fait suivre dans la foulée.
"Nous sommes en attente de consignes claires !", alerte également Franck Antraccoli, secrétaire général d’Indépendance et direction-FO, syndicat des chefs d’établissement, qui dénonce un grand "flou" sur le terrain. En effet, selon la loi, l’abaya ne se classe pas dans la catégorie des signes ou tenues manifestant ostensiblement, par leur nature même, une appartenance religieuse. Cette tenue peut tout de même être interdite s’il est démontré qu’elle s’inscrit dans une démarche à caractère religieux. "Quand les cas se multiplient, cela devient franchement compliqué de mener l’enquête pour estimer à quelle fréquence l’élève la porte et si cela s’accompagne d’autres signes révélateurs", explique Franck Antraccoli.
Dans le même temps, la note du CIPDR évoque une "recrudescence" de messages postés sur les plateformes comme TikTok ou Twitter encourageant les élèves à contourner l’interdiction faite aux élèves de porter le voile à l’école. Et dénonce une "stratégie d’entrisme salafo-frériste". Pour Delphine Girard, membre du réseau Vigilance collèges lycées, ces actions visent clairement à ouvrir une brèche dans la loi de 2004 relative à l’interdiction des signes religieux ostensibles : "Ce phénomène n’a rien de futile, il s’inscrit dans une démarche politique menée de manière très fine par des ennemis de la laïcité qui connaissent parfaitement le cadre de la loi et savent comment la contourner." D’où l’importance, selon cette professeure de lettres, de faire front en posant des règles très claires.
"Pap Ndiaye est dans une situation délicate"
Or le ministère semble aujourd’hui tiraillé entre les partisans d’une ligne ferme et ceux qui refusent de mettre le sujet en avant, craignant d’accroître les tensions et de susciter la polémique. La prise de parole du 30 septembre a marqué une évolution du ministre, mais qu’en sera-t-il dans les prochaines semaines ? "Pap Ndiaye est dans une situation délicate. Lui qui ne voulait pas faire de ces questions l’objet central de sa politique est rattrapé par les événements", confie une source interne. Interrogé par Le Parisien en juin dernier sur les entraves à la loi de 2004, le ministre avait tenu des propos jugés ambigus par certains : "On négocie aussi avec les jeunes, indiquait-il. Car quand on est ado, on aime provoquer. La tenue ne signifie pas nécessairement un engagement dans une démarche religieuse."
Le Conseil des sages de la laïcité, qui a pour vocation de préciser la position de l’institution scolaire en la matière, est également traversé par des débats internes. Cet organe consultatif, nommé par Jean-Michel Blanquer, craignait un temps de voir son avenir compromis. "Même si plusieurs sensibilités y sont représentées, cette instance est souvent assimilée à la ligne du précédent ministre. Vous remarquerez que Pap Ndiaye ne la cite que très rarement, souligne une source haut placée au ministère. D’ailleurs, ses membres ne sont plus au coeur du processus de décision depuis son arrivée." Pourtant, sa suppression semble aujourd’hui exclue, et son bureau, composé de 18 personnes, devrait prochainement être étoffé de deux nouveaux entrants. Les profils de ces futures recrues seront attentivement scrutés à l’aune de cette guerre d’influence en cours Rue de Grenelle."
Lire "Laïcité à l’école : Pap Ndiaye rattrapé par la réalité du terrain".
Voir aussi dans la Revue de presse les rubriques Atteintes à la laïcité à l’école publique dans Ecole, Voile, signes religieux à l’école dans Voile & vêtements (note du CLR).
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