Revue de presse

"La tentation du bâillon" (M. Guerrin, Le Monde, 7 mars 15)

9 mars 2015

"C’est compliqué, un artiste qui s’autocensure. C’est intime et secret. Difficile de le savoir, de faire la part des choses entre choix personnel et pression extérieure, tant que le créateur n’en parle pas lui-même. Après tout, ça le regarde, c’est son problème avant de devenir celui d’une société qui s’interroge sur la liberté d’expression. Deux mois après les attentats sanglants à Charlie Hebdo, ce virus est-il à l’œuvre ? Probablement. Dans une enquête sur la difficile reconstruction de Charlie, parue dans M le 21 février, Raphaëlle Bacqué écrit que plusieurs dessinateurs contactés ont refusé de rejoindre la rédaction. Certains ont demandé à Riss, le nouveau patron, s’ils devaient assister à la conférence de rédaction, s’ils devaient signer de leur vrai nom… Riss comprend : « Moi-même, j’ai vécu pendant des jours à l’hôpital avec la certitude que des tueurs allaient venir m’achever... »

Guy Bedos (Europe 1, le 19 janvier) comprend qu’un dessinateur « puisse un peu gommer ce qu’il veut diffuser » mais il se permet ce jugement : « L’autocensure confine à la lâcheté. » Philippe Val, l’ancien patron de Charlie Hebdo, a déclaré le 25 février à la télévision suisse RTS : « Oui, je crois qu’on a perdu une bataille. » Quant à l’essayiste Caroline Fourest, elle écrit le 4 février dans le Huffington Post : « Si les artistes ont peur, l’inculture a déjà gagné. »

Tout cela pour dire que le climat a changé en deux mois. D’autant que plusieurs festivals, centres d’art, théâtres, salles de cinéma, institutions ont décidé, depuis les attentats, d’annuler un projet artistique. Pour ne pas mettre de l’huile sur le feu. Pour ne pas heurter les sensibilités religieuses, et d’abord celle des musulmans. Parfois, ce sont les pouvoirs publics qui suggèrent de retirer une œuvre. Il arrive enfin qu’un lieu de spectacle recule parce qu’il n’aurait pas les moyens d’assurer la sécurité des spectateurs et des créateurs. Dans tous ces cas, ce n’est pas l’artiste qui s’autocensure mais le diffuseur qui renonce.

Comment alors demander à des créateurs de ne pas avoir peur si ceux qui sont chargés de les montrer matérialisent cette peur ? On assiste ainsi à un renversement des lignes. Le débat n’est plus tant de défendre le créateur face à une censure d’Etat, mais de savoir comment inciter les artistes et lieux de la création à ne pas se brider. Certains pensent que, le temps passant, la tension diminuera.

D’autres ajoutent, et ils n’ont pas tort, qu’une œuvre qui choque frontalement une sensibilité religieuse n’est pas toujours pertinente. Que les créateurs ont de multiples armes esthétiques – transposition, allusion, dérision, symbolique – pour dénoncer les carcans de la religion. Mais on remarquera que dans la quinzaine de cas de censure récents, il ne s’agit pas de moquer Mahomet. On n’en citera que deux. Début février, un centre d’art de La-Seyne-sur-Mer (Var) retirait une vidéo de l’artiste marocain Mounir Fatmi d’une exposition prévue en juin dans laquelle on voit un dormeur ressemblant à Salman Rushdie. A Londres, le Victoria & Albert Museum a retiré de ses collections en ligne un poster iranien représentant le prophète.

Ces exemples, à la fois risibles et inquiétants, cernent une société déboussolée. Cela ne date pas des attentats contre Charlie. Et le mal est plus profond. La conservatrice d’un grand musée parisien nous dit ceci : « Je constate depuis dix ou quinze ans une montée vertigineuse des interdits, de la part des artistes, et surtout des institutions, sur les thèmes du sexe, du corps, de la politique, de la religion, et même de l’économie. » Ce qui fait beaucoup. L’économie ? « Il faut être courageux pour montrer une œuvre qui égratigne François Pinault ou Bernard Arnault, qui font la pluie et le beau temps dans l’art contemporain. »

Autre fait inquiétant : c’est en France que l’interdit monte, le pays en pointe en matière de liberté d’expression, notamment sur la religion. Si en pointe qu’il est isolé. Lâcher sur cette question, c’est envoyer un signe terrible à nombre de créateurs du monde arabo-musulman où le simple fait d’égratigner la religion, voire de dire qu’on est athée peut mener en prison.

On aimerait entendre un peu plus le chanteur, écrivain et cinéaste Abd Al-Malik sur le statut de l’artiste arabe et sur la culture bâillonnée dans les pays arabes. Ce dernier vient de publier Place de la République (éd. Indigène, 3,90 euros) et court les médias depuis, pour distiller une autre musique, à la fois rassembleuse et ambiguë, bien de l’époque. Passe encore quand il plaide pour « une spiritualité laïque », qui renvoie, si on comprend bien, aux valeurs républicaines qu’un Jaurès ou un de Gaulle incarnaient quand ils invoquaient une sorte de force supérieure pour cimenter la Nation et faire grandir la communauté nationale – Michel Winock parle de « fierté républicaine » dans le supplément du Monde « Culture & Idées » du 17 janvier.

On est plus dubitatif quand Abd Al-Malik, qui est musulman, écrit que « Charlie Hebdo a contribué à la progression de l’islamophobie ». Vaste blague. La quasi-totalité des Français ignoraient un journal qui vendait au mieux 24 000 exemplaires. Et ce journal, depuis des années, « bouffe » bien plus du curé que de l’imam. On le suit encore moins quand il confie à Télérama, le 18 février, que « la liberté d’expression est un principe mais qu’elle n’est pas non négociable ».

Ce discours est proche de celui de l’historien des religions et dominicain François Boespflug, dans L’Obs du 28 janvier : « Pour vivre ensemble, il me semble qu’il va falloir introduire une prudence citoyenne et s’appliquer une autocensure pacifiste. » C’est pour lui une question « de bon sens ».

Le bon sens, selon nous, est que les artistes laissent au vestiaire cette vaseuse « autocensure pacifiste » et que le tribunal punisse ceux qui enfreignent la loi. Chacun son boulot."

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