Anne-Marie Le Pourhiet est professeur de droit public. 14 octobre 2013
"Face au FN, le front républicain n’est pas crédible."
"La République est bonne fille. Mais, comme la plus belle fille du monde, elle ne peut donner que ce qu’elle a. Encore faudrait-il savoir ce dont il s’agit. Or, si on utilise le terme « antirépublicain » à toutes les sauces, nul ne songe, semble-t-il, à s’interroger sur son sens et sa portée, et encore moins sur son versant positif : que signifie « républicain » ?
La gauche autobaptisée « morale » s’est offusquée parce que François Fillon a estimé avec dérision qu’un socialiste pouvait être « plus sectaire » qu’un Front national – et appelé les électeurs à choisir, en cas de duel PS/FN, le « moins sectaire » des candidats. Cette déclaration serait, selon elle, susceptible de remettre en cause le « front républicain », voire d’ouvrir la voie à un « désistement antirépublicain ». Autrement dit, les idées et programmes de l’UMP et du PS seraient « républicains » et ceux du FN « antirépublicains ». Il faut donc tenter d’y voir plus clair pour vérifier le bon usage des mots.
Le terme « république » appliqué à la forme du gouvernement désigne d’abord, historiquement, le contraire de la monarchie. Dans ce sens, la Grande-Bretagne, l’Espagne, les Pays-Bas, la Belgique, la Suède, le Maroc ou la Norvège ne sont pas des régimes républicains, contrairement à l’Italie, l’Allemagne et la France. C’est d’ailleurs la seule limite que notre Constitution pose à sa propre révision, dans son article 89 : « La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’aucune révision. » On retrouve les mêmes termes dans l’article 139 de la Constitution italienne. Le but de ces dispositions, longtemps assorties de l’inéligibilité à la tête de l’État des membres des ex-familles régnantes et même, en Italie, de l’interdiction de retour de celles-ci sur le territoire, est d’interdire la restauration de la monarchie. Le Front national n’ayant jamais, à notre connaissance, inscrit la restauration monarchique à son programme, ne peut à ce titre être qualifié, par opposition aux autres partis, d’« antirépublicain ».
L’autre sens du mot « républicain », qui se réfère à l’étymologie, vise la distinction entre la chose publique (res publica), commune à tous, et les affaires privées, propres à chacun. Il repose sur la primauté de l’intérêt général sur les intérêts privés, qu’ils soient individuels ou catégoriels, et s’oppose donc aux systèmes féodaux dans lesquels les différents groupes et communautés se partagent le gâteau. L’idée républicaine suppose le primat du tout sur les parties, de l’ensemble sur les morceaux, bref, l’existence d’un bien commun transcendant en vertu duquel places, emplois, titres et dignités sont accordés en fonction des capacités et des talents, pas de la naissance et de la richesse. Marquée par la révolution libérale de 1789, la « tradition républicaine » française proscrit toute distinction fondée sur des « appartenances » héréditaires, religieuses ou ethniques, libérant les individus de leur passé, pour retenir seulement le mérite et la volonté du citoyen doué de conscience et de raison. Les principes d’unité et d’indivisibilité de l’État, la laïcité et l’égalité des citoyens devant la loi « sans distinction d’origine, de race ou de religion » sont donc au cœur de ce qu’on appelle le « modèle républicain » français.
On voit bien, en conséquence, que le concept de « république » ne dit rien, par lui-même de la distinction entre les nationaux et les étrangers. Certes, l’on sait que l’idéal révolutionnaire de la tabula rasa a influencé la conception française de la nationalité, de sorte qu’elle s’appuie davantage sur le critère subjectif de la volonté que sur les critères objectifs de la langue, de la culture, de l’histoire, de la géographie ou de la race qui dominent dans la définition germanique. Chacun connaît le fameux « vouloir vivre ensemble » et le « plébiscite de tous les jours » opposés à la conception romantique allemande du volksgeist par Ernest Renan dans sa fameuse conférence « Qu’est-ce qu’une nation ? » de 1882. Mais cette conception n’interdit nullement d’exiger des candidats à la naturalisation des preuves d’adhésion aux principes républicains et d’assimilation des codes culturels. Bien au contraire, c’est par ce souci d’assimilation que se vérifie traditionnellement l’authenticité du « vouloir vivre collectif ».
Cette conception interdit en revanche de distinguer les citoyens français entre eux en raison de leur origine encore que, jusqu’en 1973, une période de probation ait été imposée aux Français fraîchement naturalisés avant de pouvoir être électeurs et éligibles ou d’être admis dans la fonction publique. Mais rien, dans la conception et la tradition républicaines, n’impose une politique migratoire plus ou moins généreuse ou une politique de regroupement familial des étrangers (qui ne date, chez nous, que des années 1970). La République n’exige pas non plus l’égalité des droits entre le national et l’étranger.qui serait d’ailleurs une absurdité, puisqu’elle reviendrait à abattre la notion même de frontière, donc d’État-nation, ce qu’aucun pays ni aucune norme internationale ne s’aventure évidemment à prescrire. Le Conseil constitutionnel rappelle toujours clairement que : « Aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national. » [1]
Le choix d’une politique d’immigration plus ou moins restrictive n’a rien à voir non plus avec le racisme. La Convention internationale sur toutes les formes de discrimination raciale, ratifiée par la France en 1971, précise expressément qu’elle ne s’applique pas « aux distinctions, exclusions, restrictions ou préférences établies par un État partie selon qu’il s’agit de ressortissants ou de non-ressortissants ». Elle ajoute qu’aucune de ses dispositions « ne peut être interprétée comme affectant de quelque manière que ce soit les dispositions législatives des États parties concernant la nationalité, la citoyenneté, la naturalisation, à condition que ces dispositions ne soient pas discriminatoires à l’égard d’une nation particulière ». De même, la Convention de l’ONU sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, adoptée le 18 décembre 1990, qui constitue généralement une référence pour les associations militantes, prévoit expressément la possibilité de restreindre l’accès des migrants « à des catégories limitées d’emplois, fonctions, services ou activités, lorsque l’intérêt de l’État l’exige et la législation nationale le prévoit ». Elle permet aussi de « limiter l’accès d’un travailleur migrant à une activité rémunérée au titre d’une politique consistant à donner la priorité aux nationaux ou aux personnes qui leur sont assimilées ». Fondée sur le critère juridique de la nationalité, pas sur une distinction ethnique, la « préférence nationale » n’est prohibée ni par la Constitution, ni par les conventions internationales ratifiées par la France.
Il ne fait aucun doute, en revanche, que les mesures inspirées du multiculturalisme et du communautarisme anglo-saxons, qui consistent à reconnaître des droits différenciés aux citoyens de nationalité française en fonction de leur origine, de leur culture, de leur religion ou de leur ethnie, sont totalement contraires au modèle républicain. Or, de ce point de vue, ce sont précisément les partis qui se réclament du « front républicain » qui commettent ou applaudissent les pires entorses à la tradition républicaine. C’est bien pour éviter une censure du Conseil constitutionnel au nom de ces principes républicains que droite et gauche ont voté les révisions constitutionnelles sur la Nouvelle-Calédonie et l’organisation décentralisée de la République, officialisant, dans les collectivités d’outre-mer (ex-TOM), non seulement une discrimination entre citoyens français fondée sur l’origine dans le droit de vote aux élections locales, mais aussi une préférence autochtone, fondée sur la « situation de l’emploi local », dans l’accès aux emplois et au foncier. [...]
Ce sont aussi des élus de la gauche et de la droite « républicaines » qui ont voté les révisions constitutionnelles permettant de catégoriser les électeurs et les éligibles en fonction de leur sexe, malgré la censure du Conseil constitutionnel. C’est encore Nicolas Sarkozy qui avait suggéré au comité présidé par Simone Veil de réviser le préambule de la Constitution pour y inscrire la parité et la diversité, c’est-à-dire les discriminations positives qui ne sont rien d’autres que des passe-droits antirépublicains fondés sur le sexe, l’origine, la religion ou la couleur de peau. C’est Richard Descoings, auquel Nicolas Sarkozy songeait à confier le ministère de l’Éducation nationale, qui a introduit le passe-droit ethnique à Sciences-po, et ce sont aujourd’hui encore des parlementaires socialistes qui s’activent pour que la France ratifie la Charte européenne des langues minoritaires et régionales, petit manuel antirépublicain rédigé par l’un de ces militants bretons qui trouvaient autrefois quelques charmes au culte nazi de l’aryanité !
Ce qui est antirépublicain, ce n’est pas une politique d’immigration plus ou moins accueillante, ce sont les discriminations juridiques entre citoyens français fondées sur l’origine, la race, le sexe ou la religion qui conduisent à écarter le seul critère autorisé par la République, qui est celui du mérite. C’est la reconnaissance de droits collectifs à des groupes de personnes définis par un critère ethno-racial, religieux, linguistique ou sexuel. C’est le droit reconnu à certains d’invoquer leur religion pour se soustraire à la règle commune. Ce qui est antirépublicain, c’est très exactement le passe-droit, qui revient à un privilège au sens étymologique du terme, c’est-à-dire à la loi privée opposée à la règle publique. Envoyée par Nicolas Sarkozy en compagnie de Patrick Devedjian à l’inauguration du CRAN (Conseil représentatif des associations noires) l’ineffable Roselyne Bachelot n’avait rien trouvé de mieux à proclamer que la « fin du modèle républicain fondé sur l’indifférence », bel exemple de discours antirépublicain.
Laisser des minorités faire la loi, subvertir l’École républicaine en présentant sous l’étiquette mensongère de « morale républicaine » la propagande perverse de militants catégoriels, truffer les manuels scolaires de références identitaires, transformer l’État en self-service juridique où chaque catégorie vient chercher ses droits qui sont autant de passe-droits et, last but not least, torpiller au passage le mariage républicain pour obéir encore à un lobby : voilà exactement ce qui est antirépublicain. Lors des débats sur la révision constitutionnelle de 2003 relative à « l’organisation décentralisée de la République », Jean-Louis Debré avait accusé le gouvernement Raffarin de concocter un « bazar » et de mettre la République « en morceaux ». Depuis, les choses se sont nettement aggravées. [...]"
[1] Décision du 13 août 1993 – n°93-325 DC.
Lire aussi La discrimination positive, une politique anti-républicaine (note du CLR).
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