20 novembre 2009
"Une doctorante voilée qui arrive dans le service... Et c’est tout un équilibre fragile qui s’écroule. Lorsque la question religieuse fait son entrée dans l’entreprise, elle peut se révéler explosive. Une unité d’une des plus grandes sociétés françaises en a fait l’amer constat. "Ce voile a fait naître de vives tensions", explique une salariée. Beaucoup ont pris parti. Certains se sont élevés contre ce "symbole antiféministe". "Plusieurs chrétiens se sont même mis à porter ostensiblement des croix", poursuit-elle. Un groupe de travail a finalement été mis en place pour tenter d’atténuer le malaise.
Voilà le scénario catastrophe redouté par tous les managers. Des managers souvent dépassés par le sujet. "C’est une question taboue dans les sociétés, résume Benjamin Blavier, d’IMS-Entreprendre pour la cité, réseau d’entreprises centré sur l’engagement sociétal. Elles ne savent pas comment y répondre et hésitent souvent entre deux attitudes : se positionner comme un lieu laïc et neutre, ou comme un espace où, par souci de diversité, il faut s’adapter et accepter de multiples demandes à caractère religieux."
En conséquence, la loi du plus fort s’est parfois imposée, notamment dans l’industrie. "On recense des cas de pratiquants harcelés au sein d’équipes majoritairement hostiles au fait religieux, indique une chercheuse en religion. D’un autre côté, isolés dans un atelier à majorité musulmane, des non-croyants n’osent même pas boire leur café face aux jeûneurs en période de ramadan." Observées depuis plusieurs années, ces situations apparaissent souvent inextricables aux services de ressources humaines. Le "tabou" autour de la question ne peut donc que se renforcer.
Preuve que la sérénité n’est pas de mise, les entreprises rechignent à s’exprimer sur cette question, quand bien même elles mèneraient une politique avant-gardiste en la matière. La communication est verrouillée. Même en interne : pour ne pas "perturber les salariés", on a pu préférer employer le mot "culture" plutôt que "religion" pour désigner des séminaires sur ce thème.
Les syndicats ont parfois aussi du mal à trouver leurs repères. "Nous pouvons avoir une attitude ambiguë, reconnaît une salariée syndiquée. Nous sommes dans le même temps attachés à la laïcité et à la lutte contre toute forme de discrimination." Pour Ommar Benfaid, secrétaire confédéral à la CFDT, "même si un salarié s’estimant attaqué dans la pratique de sa religion a toutes les chances de l’emporter s’il s’engage sur le terrain judiciaire, on peut le mettre en garde et l’inviter à penser à sa carrière".
Des managers dans le flou ? Pourtant, "le code du travail compte déjà de nombreuses dispositions, indique Michel Miné, professeur de droit du travail au CNAM (coauteur avec Daniel Marchand du Droit du travail en pratique, Editions d’Organisation, 2005). Les textes nous disent que les salariés ne peuvent imposer leurs pratiques à l’employeur et à leurs collègues et que l’entreprise ne peut pas interdire d’une manière absolue et générale toute modalité d’expression religieuse".
Les dirigeants estimant que "la religion doit rester à la porte des sociétés" en sont donc pour leurs frais. Le droit décrit des bornes à ne pas franchir. La jurisprudence aiguille en cela les ressources humaines : un salarié ne peut refuser de passer une visite médicale, un employeur interdire les conversations à caractère religieux, etc. Les règles du jeu devront ensuite être définies selon le contexte.
"Le maintien de la bonne marche de l’entreprise constitue la limite à se fixer, conseille Inès Dauvergne, d’IMS-Entreprendre pour la cité, qui a conçu un guide sur la gestion de la diversité religieuse. La liberté de pratique peut en effet être restreinte sous condition : l’hygiène, la sécurité ou encore le rôle de représentation du salarié."
Si les cas de conflits ouverts demeurent rares, les managers prennent conscience des dégâts que peut entraîner une mauvaise gestion de cette question. "Si l’on souhaite maintenir une cohésion dans l’entreprise, il faut arriver à préserver l’équité entre salariés", estime Pascal Bernard, vice-président de l’Association nationale des DRH. Une politique active en la matière peut même devenir un outil de fidélisation du personnel.
Mais si les ressources humaines s’intéressent de plus près aux minorités religieuses, c’est surtout parce que leurs requêtes évoluent... et s’intensifient. "On constate sur le terrain depuis deux à trois ans que les managers sont sollicités par des salariés exprimant des demandes en lien avec leurs convictions religieuses, relève Dominique Lagarde, DRH d’EDF. Ce n’est pas un épiphénomène."
Les pratiquants souhaiteraient "aller plus loin", notamment en matière vestimentaire ou dans l’obtention de jours fériés pour leur religion. Un sociologue de conclure : "Preuve est faite que ne pas fixer de règles est la porte ouverte à toute sorte de surenchère.""
Comité Laïcité République
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