15 février 2016
"[...] Antilaïque d’abord est la conception même des missions de l’école telles qu’elles découlent du Socle commun : des compétences émiettées, avec peu de connaissances et encore moins d’ordre méthodique, ne prémunissent aucunement contre les opinions toutes faites. En outre, l’obsession de l’adaptation de l’individu au monde économique suppose un formatage comportemental, l’acceptation des pratiques qui ont cours sur le marché, des préjugés qui les accompagnent, à l’opposé de toute distance et de toute interrogation critique.
Antilaïque est également la pédagogie sous-jacente à la réforme. Bien que la doctrine qui présidait à la loi Jospin s’y exprime de façon moins voyante (« l’apprenant construit lui-même son propre savoir »), elle reste présente dans cet optimisme naïf avec lequel sont vus les élèves, les établissements et leur environnement. L’enfant est naturellement curieux, travailleur, vif, ouvert aux autres, coopératif, et ce sont des méthodes ineptes qui l’empêchent d’apprendre : d’où le remède miraculeux que constituent les EPI [enseignements pratiques interdisciplinaires]. On ne se demande pas comment traiter le cas des paresseux, des lents, des agressifs, de ceux que les rapports sociaux ont meurtris dès leurs premières années et à qui on refuse le temps de l’étude en laissant aux EPI le soin de leur apporter une révélation. Les chefs d’établissements et les conseils d’administration, eux, ne visent que le bien des élèves et, abandonnés à eux-mêmes par l’État face aux difficultés accumulées, ne se contenteraient pour rien au monde d’acheter un semblant de paix sociale par des compromis. Quant à l’environnement extérieur, il ne se présente que sous la forme d’entreprises bienveillantes qui ne demanderaient qu’à embaucher à condition qu’on leur offre une jeunesse bien formée. Cette vision angélique relève autant de la pure et simple croyance que la confiance dans la « main invisible » chez les économistes libéraux. Elle fait bon marché de la réalité, et surtout de la réalité sociale prégnante sur les individus et le système scolaire, sur les conditionnements souvent violents (pauvreté, tentations, dispersions, trafics et conflits en tout genre et évidemment fanatismes) qui pèsent sur les élèves dès leur plus jeune âge et contre lesquels l’école, loin d’être « ouverte sur la vie », doit être un refuge, le lieu où l’on pense et où l’on vit autrement. Dans les quartiers où prolifère, par exemple, l’islamisme radical, qu’on imagine l’effet que produirait dans le ciel pédagogique l’apparition d’un EPI intitulé « Les débats en caricatures » [1] et qu’on se demande si une bonne lecture de Zadig, intervenant au fil d’un cursus de français suivi et consistant, ne serait pas plus efficace.
Mais le plus antilaïque est la conception du citoyen, de la république et de la laïcité elle-même, que la réforme prétend contribuer à inculquer à la jeunesse. Car il s’agit bien d’inculquer et non de former des esprits décidant par leur propre raison. Le Socle commun, comme les programmes, regorgent de références aux « valeurs » républicaines, que l’école, d’après la présentation qui nous est faite de la réforme du collège, a pour « mission de transmettre et de faire partager » [2]. Parmi ces « valeurs » figure la laïcité, ainsi que l’affirment et le répètent les programmes. Ces valeurs se retrouvent en outre noyées dans d’autres, qui méritent discussion et ne s’imposent pas avec évidence : ainsi l’empathie et la bienveillance, que le Socle commun classe parmi les compétences nécessaires, ont plus à voir avec la charité chrétienne qu’avec la construction d’un comportement rationnel. L’« engagement » est également présenté comme une valeur à cultiver en soi, ce que font assurément les fanatiques à leur manière. Le développement durable, qui est un des thèmes des EPI (il n’est que de comparer ces huit thèmes avec ceux de leurs prédécesseurs, les « Itinéraires de Découverte », qui ne renvoyaient qu’à des champs du savoir), relève d’un choix politique, sans doute judicieux, mais il doit être d’autant moins enseigné comme allant de soi que les plus puissants et les plus pollueurs l’abandonnent allègrement aux autres. L’intérêt louable pour les régimes alimentaires et le « bien-être » [3] (également présent dans les EPI sous le thème « Corps, santé et sécurité ») se manifeste avec insistance au fil des textes au point de devenir une obsession et même une injonction. Pour l’élève non averti, le droit républicain et la laïcité voisinent ainsi avec les opinions admises, les formules convenues et les slogans ambiants, être gentil, trier ses déchets et manger-bouger.
Mais cette entreprise de formatage, qui pourrait faire penser à Saint-Just ou aux soviets si elle n’était au service, en fait, du libéralisme déchaîné, se retourne contre elle-même pour deux raisons. D’abord, comme toute contrainte, ouverte ou insidieuse, visant à faire rentrer les individus dans un moule, elle a toute chance de provoquer chez les élèves le rejet, voire la révolte, bien plus que l’adhésion : ce n’est qu’en s’adressant à leur raison, c’est-à-dire en leur montrant qu’on les respecte, qu’on peut leur faire admettre le bien-fondé de certains principes. Mais alors, ces principes ne sont plus des valeurs.
En effet, la deuxième impasse dans laquelle s’engouffrent les thuriféraires des « valeurs » républicaines, est de les considérer précisément comme des valeurs. Ce ne sont pas des « valeurs », pas plus qu’il n’existe de « valeurs » laïques : ce sont des principes rationnellement pensés qui permettent précisément de vivre ensemble à des individus qui par ailleurs peuvent avoir des valeurs différentes. Des valeurs supposent une adhésion essentiellement affective, dépourvue au moins en partie de fondement rationnel. Par définition, elles sont relatives : un système de valeurs donné convient pour telle société, tel climat, un autre pour tel autre. Si mes valeurs sont légitimes comme simples valeurs, pourquoi d’autres valeurs opposées ne le seraient-elles pas ? Parler de « valeurs » républicaines est donner dans un relativisme philosophique dont la traduction politique, à l’intérieur d’un même pays, est le communautarisme et non la laïcité. C’est accepter d’emblée que d’autres se sentent en droit, au nom de leurs valeurs à eux, de faire le choix du fanatisme et de la barbarie."
Lire "La réforme du collège : un projet antirépublicain et antilaïque".
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