Revue de presse

"La politique de l’identité, un « despotisme démocratisé »" (E. Bastié, Le Figaro, 21 mars 19)

22 mars 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Laurent Dubreuil, La Dictature des identités, Gallimard, 2019, 128 p., 14,50 e.

"Dans un court essai intitulé La Dictature des identités, Laurent Dubreuil, professeur de littérature à Cornell, décrypte la folie identitaire qui a gagné les États-Unis.

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Oberlin College, Ohio. Le service de restauration local sert du bành mi, un sandwich vietnamien. Aseptisé, le plat aux consonances exotiques n’a pas les saveurs de la recette authentique. Scandalisée, une étudiante d’origine vietnamienne engage une campagne médiatique pour « appropriation culturelle » (c’est-à-dire l’utilisation, par une culture « dominante » d’éléments d’une autre culture « sans permission »). À Yale, on organise un Halloween stigma free (« sans stigmates ») : les étudiants sont tenus d’être vigilants à porter des costumes qui ne heurtent la sensibilité de personne (chapeaux mexicains et déguisements de psychopathe prohibés). 2017 : pour la première fois, la cérémonie de fin d’études, point d’orgue universel de la vie estudiantine américaine, a été précédée sur plusieurs campus d’une remise de diplômes à part pour les minorités, par exemple les Noirs à Harvard.

Laurent Dubreuil donne tous ces exemples, et bien d’autres dans un essai aussi court que percutant, La Dictature des identités (Gallimard), en librairie aujourd’hui. Il décrypte finement la folie identitaire qui a gagné l’Amérique, où il enseigne la littérature à Cornell depuis plusieurs années. On pourrait se contenter de ricaner, et d’affirmer qu’un catalogue de provocations ne constitue pas une idéologie, mais l’auteur, plus patient que nous, prévient : « La politique de l’identité n’est pas seulement ridicule, diffuse, infantile ; elle est à la fois programme et réorganisation. » Il nous faut donc, hélas, prendre au sérieux les lubies des campus.

Laurent Dubreuil nous y aide, en retraçant la genèse de ces identity politics, qu’il transcrit par « politique des identités », tout en admettant que la traduction ne rend pas tout à fait ce qu’elle signifie précisément en anglais : il ne s’agit pas de politiser l’identité, mais de refonder totalement la politique sur l’identité. L’expression apparaît en 1977 pour la première fois dans une déclaration d’un groupe d’Afro-Américaines lesbiennes, puis se développe dans les années 1980. La politique de l’identité suscite alors une vague de contre-argumentation solide dans les années 1990 qui semble occasionner son reflux. Las, la révolution technologique et notre système de télécommunication permanente, qui permettent le cloisonnement des identités et la mobilisation rapide d’une communauté prompte à s’indigner, ont catalysé la propagation du dogme identitaire malgré sa faiblesse théorique.

La vieille question de Mai 68 « D’où parles-tu camarade ? » a été remplacée par un encore plus sectaire « Qui es-tu camarade ? ». Born this way (né comme ça) : le tube de Lady Gaga résume à merveille ce catéchisme identitaire, qui renoue avec le déterminisme le plus archaïque. La lutte des classes a été supplantée par la race comme facteur explicatif globalisant. Le Blanc ne peut plus parler à la place du Noir, l’homme à la place de la femme, le valide à la place de l’handicapé. Chacun se barricade dans son safe space, cet entre-soi sécurisé où l’on peut à loisir ressasser ses griefs.

C’est que, rappelle Dubreuil, la politique de l’identité est indissociable de la victimisation : avoir une identité, c’est avoir une identité de victime et de sujet souffrant, oppressé, traumatisé, dominé. L’auteur égratigne au passage les dérives du mouvement MeToo, qui a voulu généraliser à l’ensemble des femmes l’expérience traumatisante d’une (grosse) minorité : « L’incipit du Deuxième Sexe 2.0 est alors : “On ne naît pas tout à fait femme, on le devient vraiment par la victimisation.” »

« La formation psychique de l’identité politique est conditionnée par une blessure (wound) qui semble incurable mais trouve un soulagement temporaire dans la censure et la dénonciation », écrit Dubreuil. C’est ainsi que la politique de l’identité devient une forme de « despotisme démocratisé », où le pouvoir de censure est entre les mains de chaque individu, au nom de sa vulnérabilité sacrée. Chaque jour, des bûchers médiatiques sont montés par d’innombrables Savonarole, reproduisant « le pire de l’ancestrale oppression sous un habit progressiste ». La logique de ces politiques de l’identité, qui sacralisent la souffrance subjective, aboutit à l’occultation ou à l’autocensure, que ce soit au nom du « traumatisme » que réveillerait la vue de certaines œuvres (trigger warning) ou bien de l’appropriation culturelle.

Avec patience, Dubreuil démonte en profondeur les paradoxes et les apories de la politique des identités. Il rappelle par exemple que l’authenticité d’une pratique culturelle n’est jamais purement établie : le bành mi vietnamien tire son nom du « pain de mie » français et date de la colonisation.

Le diagnostic est implacable, et la démonstration brillante. Mais l’auteur nous déçoit davantage lorsqu’il évoque les alternatives au cachot identitaire. Il plaide pour des « identifications partielles et révocables », mais trouve encore l’universalisme républicain trop castrateur et les nations trop hermétiques. Pourtant, n’est-ce pas en rétablissant des frontières nationales, des cadres de vie communs, des liens d’appartenances positifs qu’on évitera ces communautarismes cloisonnés et victimaires ?

Eugénie Bastié "


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