(S. Halimi, P. Rimbert, Le Monde diplomatique, juin 24) 3 juin 2024
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Dans des pays occidentaux volontiers disposés à claironner leur attachement à la démocratie et au débat, les mesures qui réduisent le droit d’expression des partisans de la cause palestinienne se multiplient depuis octobre dernier. Parce qu’ils ont accepté la censure des opinions qu’ils réprouvaient, certains des défenseurs des libertés publiques sont silencieux.
Lire "Restreindre la liberté d’expression pour protéger la démocratie".
En janvier 2015, à la veille des immenses manifestations de solidarité consécutives à l’assassinat d’une partie de la rédaction de Charlie Hebdo, le dessinateur Luz s’interrogeait : « Dans un an, que restera-t-il de ce grand élan plutôt progressiste sur la liberté d’expression ? » Dix ans plus tard, on connaît la réponse : interdictions de manifester, annulations de conférences publiques, déprogrammations d’artistes et d’intellectuels, sanctions contre des humoristes, proscription de slogans scandés depuis des décennies, suspension de subventions publiques à des établissements universitaires jugés trop indulgents envers des étudiants solidaires des Palestiniens rythment l’actualité. À cela s’ajoute l’intimidation judiciaire. En avril dernier, plusieurs personnalités politiques d’opposition ont été convoquées par la police dans le cadre d’une enquête pour apologie du terrorisme, et un responsable syndical condamné à un an d’emprisonnement avec sursis pour le même motif. Bernard-Henri Lévy, lui, virevolte de studio en plateau pour justifier l’écrasement de Gaza et réclamer l’invasion de Rafah, sans encourir l’incrimination d’apologie de crime de guerre, passible de cinq ans de prison et de 45 000 euros d’amende. [...]
Certaines formes de critiques d’Israël deviendraient un délit d’opinion : s’opposer au sionisme, qualifier l’État de « raciste », appeler à l’intifada (soulèvement) serait passible de sanction. M. Eric Adams, maire démocrate de New York, a dépêché trois-cents policiers surarmés pour déloger de l’université Columbia des étudiants propalestiniens pacifiques. « Ce mouvement cherche à radicaliser la jeunesse, et je ne vais pas laisser faire sans réagir(3) », a-t-il justifié. Dans un régime démocratique, « radicaliser » de jeunes adultes ne constitue pourtant pas un délit appelant la réaction des autorités municipales.
En temps ordinaire, un mot permet aux libéraux de justifier leurs dérives autoritaires : terrorisme. Après les attentats du 11 septembre 2001, les attaques djihadistes des années 2015-2016 en France contre Charlie Hebdo, l’HyperCasher, le Bataclan, Nice, etc., les dirigeants occidentaux ont développé un arsenal législatif permettant de restreindre les droits fondamentaux au nom de la sécurité, d’abord à titre exceptionnel puis de manière permanente (4). Secondés par les médias, ils ont également encouragé les populations à adopter le code de pensée de l’extrême droite, qui assimile la menace, bien réelle, de l’islamisme radical avec celle, imaginaire, que feraient planer sur les sociétés occidentales les combats mobilisant les croyants musulmans.
Reformuler le conflit colonial israélo-palestinien en une défense de la démocratie contre le terrorisme du Hamas est par conséquent devenu un jeu d’enfants. Au risque que le code pénal permette l’interdiction de scander « Israël assassin », y compris quand l’armée de ce pays se rend coupable de crimes contre l’humanité.
La passion d’interdire déborde largement des frontières de Gaza. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a incité les alliés de Kiev à bannir les athlètes russes des Jeux olympiques de Paris, à priver des musiciens de concert s’ils ne dénonçaient pas publiquement le président russe, à interdire en Europe les médias RT et Sputnik au nom de la lutte contre les fake news.
Tenues par leurs dirigeants comme des masses crédules, les populations européennes devraient être protégées d’une propagande qui contredit celle de l’Occident. Opérée au nom du bien, cette censure paraît aux journalistes d’une telle évidence qu’un éditorial du Monde (7 mai 2024), hostile à l’interdiction de la chaîne Al-Jazira en Israël, estime, à juste titre, que « de telles pratiques sont ordinairement le propre de régimes autoritaires qui ne tolèrent pas d’autres voix que la leur », mais sans imaginer que la phrase s’applique tout autant au bannissement des médias russes en Europe, à l’époque salué par Le Monde… L’interdiction de TikTok en Nouvelle-Calédo nie par le gouvernement le 14 mai, une première dansl’Union européenne, n’entretient elle aussi qu’un rapport lointain avec la « libre communication des pensées et des opinions » [...].
Après que M. Trump fut soupçonné (à tort) d’avoir été élu grâce au concours du président russe, le pli fut pris : les « giletsjaunes » en 2018, les opposants au vaccin en 2021, M. Jean-Luc Mélenchon en 2022, lesmanifestants contre la réforme des retraites en 2023, les agriculteurs en colère l’année suivante, et même la psychose des punaises de lit, tout fut imputé à des manigances de Moscou. [...]
La censure progressiste se croit vertueuse. Appuyée sur une base sociale bourgeoise et cultivée, elle entend préserver le pays des secousses populistes qu’un électorat populaire moins instruit qu’elle pourrait favoriser. Elle associe volontiers les opinions qu’elle réprouve à un manque d’information, d’intelligence, de mesure, de nuance. Et place sa pédagogie, souvent directive, sous le signe des Lumières. Une telle rationalisation de l’autoritarisme se généralise quand la gauche s’apparente à un amphithéâtre d’experts plutôt qu’à un front populaire. [...]"
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