Revue de presse

"La guerre des gauches est déclarée" (Marianne, 9 juin 12)

16 juin 2012

"C’est une des grandes scissions des années à venir. Jusqu’ici marginale, une gauche d’inspiration conservatrice, parfois souverainiste, affichant un ton nouveau sur les questions de sécurité et d’immigration, a donné de la voix pendant la campagne. Tous quadras ou même trentenaires, proches ou même membres du PS, ses représentants se nomment Christophe Guilluy, géographe très médiatisé avant le premier tour pour son livre Fractures françaises (éd. François Bourin), compulsé par l’entourage de Nicolas Sarkozy afin d’ausculter ces fameuses zones périurbaines, nouveaux bastions du FN. Ou encore Laurent Bouvet, professeur à Sciences Po et auteur du Sens du peuple (Gallimard), qui a guerroyé tout l’hiver contre Terra Nova, puissant think tank socialiste vu en incarnation d’une gauche bobo, coupée du peuple, prônant un multiculturalisme destructeur pour la cohésion républicaine. La parution d’un livre collectif, Plaidoyer pour une gauche populaire (éd. le Bord de l’eau), et la création d’un blog commun, leur a valu l’étiquette de « gauche populaire ». On y retrouve également d’ex-jeunes chevènementistes comme Gaël Brustier, auteur de Recherche le peuple désespérément (éd. François Bourin), un temps proche d’Arnaud Montebourg pendant la primaire. Au-delà de leurs divergences, parfois profondes, tous ont en commun de vouloir renverser l’hégémonie idéologique en cours au PS depuis trente ans, reprenant pour certains à leur compte la critique d’une gauche gagnée par la « préférence immigrée », selon l’expression du journaliste Hervé Algalarrondo, et oublieuse de la question sociale au profit de combats comme la parité ou le mariage gay. Autant le dire d’emblée : la bataille idéologique s’annonce rude. Car leurs adversaires comme Olivier Ferrand, président de Terra Nova, n’hésite plus à diagnostiquer chez eux un « surmoi lepéniste », en phase de succéder selon lui au « surmoi marxiste » de la gauche. [...] Toutes ces fractures traversent jusqu’au nouveau pouvoir en place, et l’enjeu n’est rien de moins que le visage de la gauche qui vient. [...]

Laurent Bouvet : Si le PS a plus ou moins rompu avec ce que j’appelle le multiculturalisme, d’autres partis, journaux, personnalités ou associations de gauche (Europe écologie les Verts, Clémentine Autain, Libération, Martine Aubry, SOS Racisme…) ne l’ont pas fait. Ils continuent de mettre en avant ce qu’ils considèrent comme les bonnes identités, celles des « minorités visibles » et la diversité comme un bien en soi. On trouve ainsi, face à face, bloc contre bloc, deux discours identitaires, celui de la gauche et celui de la droite Sarkozy-Le Figaro-Buisson-Le Pen pour faire vite. Celle qui a mis en avant son rejet de la différence identitaire musulmane (burqa, le hallal, les prières de rue). Pour celle-ci, il y aurait une forme de francité « de souche » – expression horrible ! –, de « blanchitude », une façon d’être de chez soi qui ne permettrait pas d’accueillir la différence. Voilà donc un étau identitaire à deux mâchoires : d’un côté Zemmour et ses propos racistes, de l’autre Libération et son décompte des non-blancs dans les cabinets ministériels. Ce face-à-face est destructeur de l’espace public républicain. [...]

Lutter contre les discriminations ce n’est pas la même chose que de vouloir rendre visible la différence identitaire dans l’espace public, comme certains y prétendent avec la notion de « minorités visibles », ou avec les chartes de la « diversité » mises en place dans le sillage de Claude Bébéar et de l’Institut Montaigne.

Eric Fassin : Mais alors, vous proposez quoi ?

L.B. : Simplement qu’on ne fasse pas, collectivement, de la diversité un objectif. Concernant nos élus, on n’est pas nécessairement bien représenté par quelqu’un qui nous ressemble physiquement ou parce qu’il est du même genre que nous ! [1] Ce n’est en tout cas pas ainsi qu’on réglera la question du vivre-ensemble en France. La gauche doit avoir une ambition et un discours pour le pays tout entier, et non pour certaines clientèles, ainsi que le lui suggérait récemment le think tank Terra Nova. Ainsi, par exemple, son ambition doit être de retisser un lien entre tous les territoires qui se sont fracturés et éloignés : le périurbain « subi », la banlieue, les zones rurales, les centre villes gentrifiés ou boboïsés comme on veut. Et surtout pas de se choisir des « cibles » électorales à raison de tel ou tel critère identitaire. Ce que dit Terra Nova n’est pas seulement faux, c’est dangereux. La République ne se divise ni en identités ni en territoires.

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