10 janvier 2016
"Les intellectuels français sont-ils « néoréacs » ? A-t-on encore le droit de débattre ? A intervalles réguliers, des journalistes et essayistes transforment ce genre de questions creuses en controverses nationales. A mesure qu’ils perdent leurs moyens d’informer sous l’effet des concentrations industrielles, les médias se jettent à corps perdu dans ces polémiques où s’affrontent les célébrités — à défaut des idées.
Depuis la mi-septembre, les médias parisiens s’émeuvent de l’influence d’une poignée d’essayistes animés de convictions diverses, mais partageant une même hantise du déclin républicain, une même nostalgie du bon vieux temps et un certain goût pour l’ordre. Dépeints comme une bande organisée, accusés de faire le jeu de la réaction, Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Eric Zemmour, Jacques Julliard, Régis Debray, Jean-François Kahn assurent la promotion de leurs ouvrages.
Revoici un antique serpent de mer de la vie intellectuelle française. Il émerge sous le nom d’« antimodernes » au XIXe siècle, d’« anticonformistes » dans les années 1930, de « nouveaux hussards » dans les années 1950, de « nouveaux réactionnaires » en 2002 (1). Sa dernière apparition comporte une dimension extravagante : entrepreneurs de panique morale agrippés depuis des lustres aux rouages de l’éditocratie, Onfray, Finkielkraut et Zemmour ne pestent pas seulement qu’on-ne-peut-plus-débattre-de-rien, et surtout pas de l’immigration. Ils s’érigent en porte-voix d’un peuple qui serait privé du droit de mal dire par l’élite bien-pensante.
Par quel prodige les dominés se retrouvent-ils pourvus d’ambassadeurs aussi désajustés ? Il y a d’abord le télescopage entre un mode de traitement journalistique fondé sur la personnalisation et un climat idéologique confit de peur de l’islamisme, de crise migratoire, d’identité nationale, d’impuissance politique — thèmes classiques d’un Front national désormais installé au cœur de la vie politique. Persuadées de longue date que le succès de ce parti prend source au bas de l’échelle sociale plutôt qu’en son sommet, les rédactions se résignent à rouvrir un dossier réputé suer l’ennui et la déprime : les classes populaires.
Mais comment parler peuple sans faire baisser l’audience, sans montrer ni travailleurs (pas assez chics) ni chercheurs connaissant le sujet (pas assez choc) ? En appliquant la recette qui a déjà changé les rubriques politique, économie, culture en galeries de portraits sans profondeur ni perspective. Il s’agit cette fois de transfigurer le populaire en « people ». De mettre en scène un débat impliquant des personnalités intellectuelles enclines à l’exhibition, et qui prêtent généreusement aux masses les pensées développées dans leur dernier livre. Chez Laurent Ruquier, Finkielkraut évoque les petits Blancs menacés par la barbarie du rap et l’emprise de l’islam (3 octobre 2015) ; Onfray met en concurrence le drame des étudiants précarisés et celui des réfugiés du Proche-Orient (19 septembre). A contrario, dans le rôle de l’ange blanc, Edwy Plenel prend chez Jean-Jacques Bourdin la défense « des musulmans » des quartiers en butte à l’islamophobie (RMC, 15 septembre 2014), etc. Populations pavillonnaires, précaires urbains, habitants des cités : trois composantes d’un même prolétariat découpé en parts de marché exclusives. A chaque tête d’affiche son créneau, sa clientèle, sa salade.
Dans la controverse des « néo-réacs », il ne sera guère question de chômage, d’exploitation, des causes communes d’un désarroi populaire qui se manifeste tant par la dépolitisation que par un regain de racisme et de bigoterie. En mode people, la polémique prend pour objet les protagonistes de la polémique eux-mêmes, leurs « clashs », leur provocations calibrées, leur style.
En mode people, la polémique prend pour objet les protagonistes de la polémique eux-mêmes, leurs « clashs », leur provocations calibrées, leur style
La métamorphose de la question sociale en guerre des bougons découle aussi des efforts désespérés entrepris par les directions éditoriales pour ranimer les ventes des journaux. Au printemps dernier, les services marketing s’avisent que « la politique » ne fait plus recette. Et, quelques semaines après les attentats de janvier dernier, ils perçoivent un frémissement autour d’un autre thème : celui des grands principes républicains commentés par une tête pensante. « Michel Onfray vend mieux qu’Hollande ou Sarkozy », triomphe Etienne Gernelle, directeur du Point, qui a consacré une couverture au philosophe en mars et une autre à Finkielkraut en avril. Le démographe Emmanuel Todd et l’écrivain Michel Houellebecq font également la « une ». Selon une étude réalisée par Le Monde sur les couvertures des hebdomadaires français entre mars 2014 et avril 2015, « la catégorie “valeurs et morale” compte ainsi 29 “unes” des cinq newsmagazines » (11 mai 2015). Les rédactions en chef des quotidiens n’ont pas tardé à embrayer.
Avant de s’installer sur les écrans de télévision, la controverse des « intellectuels réactionnaires » démarre le 11 septembre par un entretien de Michel Onfray dans Le Figaro (ventes au numéro en baisse de 20,2 % en août), auquel Libération (— 27,7 %) réagit par un dossier de cinq pages où Laurent Joffrin oppose au « simplisme polémique inquiétant » de l’essayiste un subtil « Comment Michel Onfray fait le jeu du FN ». La querelle ainsi constituée autour d’un individu, Le Monde (— 20,6 %) identifie des clans en titrant en « une », à une semaine d’intervalle, « Ces intellectuels que revendique le FN », puis « Les polémistes vont-ils prendre la place des hommes politiques ? » (20 et 27 septembre). Marianne, L’Obs, Le Point, Le Figaro Magazine et L’Express, cinq magazines en perte de vitesse, déclineront en couverture le trombinoscope des protagonistes.
Mise en abyme vertigineuse
Rituel obligé en pareilles circonstances, les journalistes dénoncent avec force la « transformation par les médias de certains “intellos” en marque de fabrique, en petite entreprise polémique » (Le Monde, 20 septembre), comme si leur propre activité éditoriale était parfaitement étrangère au problème. « Vous êtes partout ! », reproche Léa Salamé à Onfray, lequel n’a tout de même pas imposé sa présence à l’animatrice de l’émission « On n’est pas couché ». Deux semaines plus tard, Salamé objectera d’un ton de réprimande à Finkielkraut : « Vous faites vendre ! », un trait que les concepteurs de ce programme ne tiennent pas d’ordinaire pour une maladie honteuse (France 2, 19 septembre et 3 octobre 2015). Et quand Libération (17 et 18 octobre) consacre à la querelle un troisième dossier dressant sur sept pages le « portrait d’une nouvelle génération d’artistes et d’intellectuels de gauche, prête à affronter les polémistes ultramédiatisés », on devine que l’affrontement prendra la forme d’un spectacle : parmi les jeunes héros méconnus sélectionnés par Joffrin pour terrasser la réaction en charentaises se trouvent Thomas Guénolé, consultant multimédia, Raphaël Glucksmann, néoconservateur régulièrement portraituré dans la presse, Cynthia Fleury, habituée des plateaux télévisés. « People » contre « people », la vie intellectuelle prend un tour trépidant.
Quand une histoire fait vendre, il importe de l’alimenter. Les observateurs supposément neutres du débat révèlent alors leur rôle de scénaristes et d’acteurs. Libération titre « Contre Zemmour, Finkielkraut, Onfray... Oui, on est “bien-pensants”, et alors ? » (5 octobre) ; Marianne organise une réunion à la Mutualité pour débattre entre compères du sujet « Peut-on encore débattre en France ? » (20 octobre). Une question d’autant plus insolite que sept des onze orateurs juchés ce soir-là sur la tribune interviennent au titre de dirigeants ou d’éditorialistes dans Marianne, Le Figaro et Libération, trois publications censées faire vivre la confrontation des idées plutôt que la concurrence des égos. La grande polémique qui tient depuis un mois la France en haleine se dévoile comme un jeu de miroirs, une mise en abyme.
Interrogé sur la droitisation supposée de ses invités, Laurent Ruquier, présentateur d’« On n’est pas couché », aura cette réponse : « Onfray, c’est Libé qui a fait sa “une” sur lui, pas nous. Si vous n’aviez pas fait cet événement, on ne l’invitait pas » (Libération, 5 octobre). A ce moment, on se dit qu’une simple épingle suffirait à crever la montgolfière."
Lire "La guerre des bougons".
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